Dessin de Maison de Santé (1926).
Un poème d’Opéra (1927), « L’Oracle », condense en un bref et laconique échange entre le poète et Athéna (déesse grecque des arts et de la sagesse, entre autres) la situation que Cocteau estime être la sienne au milieu des années vingt :
« JEAN : Qui a été plus aimé que moi ?
ATHÉNA : Personne.
JEAN : Qui a été plus haï que moi ?
ATHÉNA : Personne. »
Cocteau, le plus aimé et le plus haï des Lettres françaises : motif qui parcourt son œuvre et qu’on retrouve indéfiniment conjugué et amplifié dans le demi-secret du Passé défini. « Je suis l’homme le plus recherché et le plus contré », lit-on par exemple dans le volume V à la date du 3 octobre 1956 : « Aucun échec ne décourage la demande. Je préviens toujours ceux qui me recherchent de ce qu’ils risquent. Malgré d’innombrables preuves, ils ne me croient jamais. Que la France me “fasse la gueule”, me boude, c’est incontestable. Mais il est aussi incontestable qu’elle ne peut se passer de moi. »
*
Le poète ne craint pas le scandale qui accueille une œuvre à sa naissance, loin de là : à condition qu’il s’agisse d’un « scandale involontaire » et non d’une provocation délibérée faite « pour attirer l’attention sur soi », le scandale signale une « beauté neuve » qui « change les règles du jeu », règles que « la paresse du public » refuse de déranger (« La jeunesse et le scandale », conférence du 27 février 1925).
De surcroît, en France, lit-on dans Carte blanche, « les choses ne marchent que malgré » et un artiste a besoin d’être empêché pour réussir : « Plus la foule se révolte contre le neuf (j’entends le neuf couvé par les générations précédentes), plus l’artiste s’acharne. Tous les révolutionnaires de notre art sont des fils de famille émancipés et il rentre dans le phénomène du génie français une grande part d’esprit de contradiction » (article du 16 juin 1919).
Mais ce que Cocteau reproche à ses contemporains, ce n’est pas de mal accueillir ses œuvres, c’est de les aimer ou de les rejeter pour de mauvaises raisons : « moqueries basses » sur sa personne (ses mœurs, sa mondanité, sa frivolité, sa légèreté…), ou « conspirations du silence » autour de ses livres ou de son apport à l’époque (Une entrevue sur la critique avec Maurice Rouzaud, 1929). « Voilà trente ans que la rumeur publique me fait porter toute l’époque sur les épaules, et cependant, ouvrez un livre qui témoigne de cette époque, vous n’y trouverez jamais mon nom », se plaint-il dans Le Passé défini (16 juin 1957).
Autant d’injustices qui l’auraient décidé à ne plus lire la presse après Parade (1917) et à se désabonner de l’Argus : « On m’informe de la critique grosso modo… Bonne ou mauvaise, j’ai cessé de la lire après Parade. Trop d’erreurs, de folies, d’injustices, m’avaient repoussé. Mes œuvres me valent, en échange de mille obstacles, un Radiguet, un Desbordes. À mes yeux, c’est la gloire… » (Une entrevue sur la critique avec Maurice Rouzaud, 1929).
*
Devant le jugement de ses contemporains, Cocteau adopte en fait une posture éminemment proustienne : il demande qu’on ne juge pas son œuvre d’après sa vie sociale, d’après les rumeurs qu’on répand sur son compte, ou d’après le personnage que les médias fabriquent de lui. Cela vaut aussi pour les jugements de ses amis, dès lors qu’ils consistent à dire qu’il met son génie dans sa vie plus que dans son œuvre, comme Bernard Faÿ : « Là se trouve son génie, non pas dans telle ou telle réussite de son esprit, telle ou telle image de son intelligence, tel ou tel objet de ses doigts si géniaux, mais dans cet ensemble brillant dont il fait sa vie, ses gestes, ses spectacles, ses amitiés, ses œuvres et ses propos » (Les Précieux, Libraire académique Perrin, Paris, 1966). Un passage du Passé défini le dit clairement : « Après ma mort on dira : “Sa vie était plus intéressante que son œuvre. Il emporte tout et ne laisse rien.” Mais l’œuvre est robuste et plus on l’insultera plus on me rendra service. Il serait dommage que les choses s’arrangeassent après ma mort. Mon œuvre est trop faite de ma substance pour ne pas continuer » (9 avril 1955).
C’est pourquoi aussi Cocteau voit dans le jugement de ses contemporains étrangers une chance d’être mieux compris qu’en France : « Un étranger, qui juge notre caractère d’après notre œuvre, nous juge mieux que notre entourage, qui juge notre œuvre d’après nous » (Opium, 1930).