L'auteur et son œuvre / Vie de l'œuvre

Jugements de contemporains

Vu de l’étranger

The New Review de janvier-février 1931 donne une place importante à Cocteau, avec notamment une traduction de L’Ange Heurtebise (Angel Wuthercut). Article du poète anglais William H. Auden dans la revue Flair (n° 1, février 1950). Extrait d’un éditorial de la revue Adam dans un numéro largement consacré à Cocteau peu avant sa mort (n° 300, mai 1963).

Fidèle au principe selon lequel « On nous voit beaucoup mieux de loin » (Entretiens avec André Fraigneau, 1951), Cocteau prête une attention toute particulière aux jugements admiratifs d’écrivains ou artistes étrangers, depuis l’Italien Gabriele D’Annunzio jusqu’à l’Américain Charlie Chaplin. C’est d’Allemagne notamment, où le grand romaniste Ernst Robert Curtius, professeur à Heidelberg, publie en 1927 une des premières études en allemand sur sa poésie, que lui arrivent dans les années vingt deux témoignages précieux, qu’il consignera et répétera volontiers au long de sa vie, ceux de Thomas Mann et de Rainer Maria Rilke.

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Le 18 juillet 1926, le poète Rainer Maria Rilke, dont le prestige s’est affirmé en 1923 avec la publication des Sonnets d’Orphée, envoie à Mme Klossowska (mère du peintre Balthus et de l’écrivain Pierre Klossowski) le télégramme suivant à propos d’Orphée : « Quel regret que vous recevrez Jean Cocteau dans un appartement où je n’étais jamais. Déployez pour lui toute ma présence en vous et qu’il sente ma chaleur admirative, lui le seul à qui la poésie ouvre le mythe d’où il revient hâlé comme du bord de la mer. » D’Opium (1930) à Démarche du poète (1953) et au-delà, Cocteau fait souvent mémoire de cet éloge qui lui est allé droit au cœur :

« Ce soir, j’ai bien envie de relire les Cahiers de M. L. Brigge, mais je ne veux pas demander de livre, je veux lire ce qui tombe dans cette chambre. […] Je relirais la mort de Christoph Detlev Brigge ou la mort du Téméraire ; je reverrais la pièce d’angle, en 1912, chez Rodin, hôtel Biron, la lampe du secrétaire allemand M. Rilke. […] Bien plus tard, en 1916, Cendrars me découvrait Rilke et, bien plus tard encore, 1928 [1926], Mme K… me communiquait la bouleversante dépêche : Dites à Jean Cocteau que je l’aime lui le seul à qui s’ouvre le mythe dont il revient hâlé comme du bord de la mer.
À cause d’Orphée, cela, de l’homme qui écrivait : Nous avions une conception différente du merveilleux. Nous trouvions que lorsque tout se passait naturellement, les choses étaient encore plus étranges.
Et dire, après ces récompenses si hautes, qu’on s’agace parfois d’un article ! »
(Jean Cocteau, Opium, 1930.)

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De Thomas Mann (dont le fils Klaus Mann, rencontré en 1931, fera beaucoup pour le rayonnement de son œuvre en Allemagne dans les années trente), Cocteau a lu avec bonheur La Montagne magique (1924) au cours d’un séjour en clinique à Toulon en septembre-octobre 1931, où il est soigné pour une fièvre typhoïde. Admiration réciproque : en 1935, le romancier allemand lui adresse une lettre vantant la « beauté extraordinaire » de La Machine infernale, et s’offrant de traduire la pièce en allemand et de la faire jouer à Zürich (lettre du 22 février 1935). Mais c’est d’une lettre reçue à Toulon pendant sa maladie que Cocteau retiendra surtout une phrase : « Vous êtes de la grande race qui meurt à l’hôpital. » Phrase mémorable, parce qu’elle semble ranger Cocteau le mal-aimé, « injurié, ridiculisé, trompé » par ses contemporains (« La mort du poète », Opéra), Cocteau persécuté par les surréalistes, dans la classe de ces « mauvais élèves », Villon, Rimbaud, Verlaine ou Baudelaire, que la France méprise et qui pourtant font sa grandeur. Citée par exemple dans La Belle et la Bête, journal d’un film (1946), la phrase revient au cœur de l’hommage à Thomas Mann que le poète français lui rend à l’occasion de ses quatre-vingts ans, diffusé sur les ondes de la N.D.R. en Allemagne le 6 juin 1955 :

« En lisant l’admirable Montagne magique, je me croyais dans quelque domaine où m’eussent mené les couloirs lunaires de la clinique de Saint-Cloud lorsque j’y écrivais Les Enfants terribles. À Toulon, pendant ma typhoïde, les bonnes sœurs me cachèrent comme contagieux. Je reçus de Thomas Mann une lettre. Il me mettait en garde contre les hôpitaux. “Vous êtes, me disait-il, de la grande race qui meurt à l’hôpital.” Je songeais à Verlaine, à toutes les saintes victimes d’une patrie qui volontiers tue ses poètes pour les glorifier mieux ensuite, et jamais un éloge ne m’a autant touché que cette petite phrase terrible de Thomas Mann. »