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Un des autoportraits de Jean Cocteau dans Le Mystère de Jean l’Oiseleur (Champion, Paris, 1925). « Je m’isole le mieux possible, marche dans la neige, m’enferme dans ma chambre et me venge sur cette feuille de ne pouvoir me livrer au seul sport qui me plaise, que 1580 appelait conférence, et qui est la conversation » (La Difficulté d’être, 1947).

Esprit classique, Cocteau place très haut la conversation, cet art de la parole qui plonge ses racines dans l’Antiquité, et se confond en France avec le classicisme, dont Marc Fumaroli a montré qu’il naît dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, quand un « âge de la conversation » succédant à un « âge de l’éloquence » fait de cet art de la parole lettrée, d’une part le « genre des genres littéraires français », d’autre part « l’institution littéraire par excellence » jusqu’à la Révolution française.
La crise moderne de la littérature (autour de 1830) modifie en profondeur l’idée classique d’une continuité heureuse entre littérature et conversation, dont Proust au XXe siècle nous apparaît à distance comme le dénonciateur emblématique. Cocteau, pour sa part, cherche à tenir ensemble un génie personnel de la conversation qui à la fois l’électrise, l’amuse, le stimule et l’encombre, et la conviction que le poète est un « artisan-prêtre », un médium dont le rôle est de dévoiler l’invisible aux yeux habitués ou aveugles : « Voilà le rôle de la poésie. Elle dévoile, dans toute la force du terme » (Le Secret professionnel, 1922).

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Converser n’est pas parler : dans un article paru dans Time Life en juillet 1948, Cocteau explique ainsi pourquoi on ne peut parler de conversation à propos de Colette ou de Picasso.
« En ce qui concerne Mme Colette, admirable conteuse, on ne saurait parler de conversation. C’est son âme exquise qui s’écoule par sa bouche en chapeau de gendarme et par son vaste œil bleu », écrit Cocteau. Et, dans « Colette parle » (Livres de France, octobre 1954) : « Elle ronronne de longues et belles histoires qui jamais ne ressemblent à des anecdotes ».
De même, « peut-on appeler conversation le génie avec lequel Picasso bougonne et place ses fils de fer barbelés entre le monde et ce qu’il pense du monde ? […] La parole de Picasso est une sorte de massacre qui ne laisse debout que le dur, le solide et le valable. »

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Après le sublime bavardage de l’une et le jeu de massacre de l’autre, l’article évoque deux « conversations étonnantes », mais « aux antipodes l’une de l’autre », celles d’Anna de Noailles et de Proust : « Anna de Noailles était une virtuose de la conversation. On l’invitait pour l’entendre. Proust, lui, arrivait à des heures impossibles (s’il sortait), bredouillait, riait, et peu à peu cette accumulation de parenthèses gémies devenait si belle que les gens qui allaient partir ne partaient plus. »
Leurs portraits sont l’occasion de montrer comment s’incarne un genre oral qui relève à la fois de l’art et du sport, et prend le plus souvent la forme d’un échange mais peut aussi consister en un monologue. « La conversation est souvent le contraire d’un échange. Certaines personnes (je devrais dire les ondes que dégagent certaines personnes) vous y incitent. » Ses pires défauts sont le brio et les histoires drôles. Sa qualité maîtresse : « le génie de l’exactitude, chère aux imaginatifs », qualité des poètes.