L'auteur et son œuvre / Singularités

Conversation

Imitations

Dessins de Jean Cocteau pour Le Bœuf sur le toit de Darius Milhaud (1959) et pour Recettes pour un ami de Raymond Oliver (1964). Voix : une archive peu audible mais unique, le début de Dîner de têtes, émission d’imitation de vedettes des arts et du music-hall (Radio Luxembourg, 29 novembre 1937). Transcription ci-contre en bas de page.

À la fulgurance du parler, Cocteau joint un talent d’imitateur généreusement pratiqué. « Je suis en caoutchouc ; au contact des personnes, je me déforme, je prends leurs vues, leurs manières ; à peine disparues, je reprends ma forme à moi, comme un ballon » (propos du 14 octobre 1913, Cahiers Jean Cocteau, 11, 1989). « Au contact de Pierre Bertin, de Marcel Herrand, ce don s’enrichit. Les Mariés de la tour Eiffel en sortiront », écrit Jean Touzot dans un chapitre sur les « effets de voix » du poète (Jean Cocteau, La Manufacture, Lyon, 1989). Seul Radiguet échappe à cette mise en spectacle des autres, comme s’il était « tabou », « à force d’avoir été transformé par le poète en entité intouchable, et donc digne d’être adorée – un bloc impossible à pénétrer », écrit Claude Arnaud (Jean Cocteau, Gallimard, Paris, 2003).

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Dans ces imitations, Cocteau a une prédilection pour un mythique personnage de général, appelé parfois général Clapier, qui revient tout au long de sa vie. Bernard Faÿ associe sa naissance à « l’intolérable fardeau » de la guerre. Le jeu apporte une distraction à un Cocteau parfois « au bord d’une crise de nerfs définitive » : « “Le petit Jean” s’en tirait en se grisant de paroles. Quand au sortir d’un dîner rue Duroc, il nous tenait une ou deux heures debout, place de la Concorde, à imiter pour nous le général de Clapiers, dont il parodiait les platitudes avec une ironie géniale, nous partions épuisés de rire, de fatigue, d’agacement. » (Les Précieux, Librairie Académique Perrin, Paris, 1966)
Le personnage survit au-delà de la guerre et de son inclusion dans Les Mariés de la tour Eiffel : « Pour ne pas parler de ses avatars littéraires, on le retrouve par temps de pluie ou les jours de tournage difficile “chaque fois qu’il faut détendre l’atmosphère” (Journal 1942-1945, 20 septembre 1942). Martial et conquérant, il passe des extérieurs du Baron fantôme au plateau de La Belle et la Bête à Joinville. Il a son château chez les Vilmorin à Verrières-le-Buisson » (Jean Touzot, op. cit.).

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Ce talent comique, Gide le met en avant dès ses premiers contacts avec Cocteau, dans une page de son Journal datant de 1914. La guerre est juste déclarée ; l’écrivain, torturé de son peu d’utilité à l’arrière, a rendez-vous le 20 août 1914 avec Cocteau à un « thé anglais ». Le portrait acide qu’il en tire, dans le genre de La Bruyère, sera douloureux à l’intéressé. Mais il faut aussi en apprécier la chute, laquelle envie au gavroche sa facilité verbale et son enjouement sans lui dénier le courage de se battre :
« Il s’est vêtu presque en soldat, et le coup de fouet des événements lui donne bien meilleure mine ; il ne résigne rien, et simplement tourne au martial sa pétulance. Il trouve pour parler des boucheries de Mulhouse des épithètes amusantes, des mimiques ; il imite le son du clairon, le sifflement des shrapnells. Puis, changeant de sujet, car il voit qu’il n’amuse pas, il se dit triste ; il veut être triste du même genre de tristesse que vous, et soudain épouse votre pensée, vous l’explique, puis parle de [Jacques-Émile] Blanche, puis singe Mme Mühlfeld, puis parle de cette dame, à la Croix-Rouge, qui criait dans l’escalier : “On m’a promis cinquante blessés pour ce matin ; je veux mes cinquante blessés.” Cependant il écrase un morceau de cake dans son assiette et le déguste à petites bouchées ; sa voix a des éclats, des retours ; il rit, il se penche et se ploie vers vous et vous touche. L’étrange, c’est que je crois qu’il ferait un bon soldat. Lui l’affirme, et qu’il serait courageux. Il y a chez lui l’insouciance du gavroche ; c’est près de lui que je me sens le plus maladroit, le plus lourd, le plus morose. »
Des airs aux intonations, des mouvements du corps à la manière de parler, tout entre dans le jeu. Frivolité ? Cocteau a l’esprit d’un gavroche, mais Gavroche est mort sur les barricades et Cocteau pourrait être un bon soldat ; il doit donc quand même être capable de gravité, malgré les apparences. L’épisode témoigne d’une authentique vis comica. Le poète ne cherche pas seulement à être drôle : il ne peut pas s’en empêcher, par une façon de voir et sentir tout par le côté plaisant.

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En 1937, Cocteau produit lui-même une émission d’imitations sur les ondes de Radio Luxembourg : Dîner de têtes. L’expression désigne un dîner où les convives sont grimés pour imiter des personnages connus. Dix vedettes sont au programme de ce sketch d’une demi-heure diffusé deux fois (29 novembre, 4 décembre) : Max Jacob, Greta Garbo et sa « grosse voix grave », Mistinguett, Maurice Chevalier et sa « grande voix gouailleuse » (Le Foyer des artistes, 1947), Marianne Oswald, Tino Rossi, Marlene Dietrich, Louis Armstrong et sa trompette, « ange noir du Jugement devant la voix duquel tout s’écroule » (Cocteau, « Mes disques préférés », Radio Cité, 1937), Sarah Bernhardt et Marcel Proust.
Avec ce Dîner de têtes, Cocteau offre à tous les inconnus et aux « camarades » à l’écoute « un divertissement de haute classe », selon Germaine Blondin, qui en célèbre, dans Radio Magazine, « la fantaisie, l’espièglerie, la poésie » : « Élégante évasion hors du temps présent en utilisant les personnalités les plus banales de l’actualité, tel est le tour de force exécuté par Jean Cocteau » (« Reflets des ondes », Radio Magazine, 12 décembre 1937).
La plupart de ces imitations semblent avoir demandé des trucages : « Mes imitations les plus médiocres sont celles dont je me croyais sûr et pour lesquelles je ne demandais pas d’aide aux machines. Les bonnes (Mistinguett, Tino Rossi, Armstrong, Oswald, Sarah Bernhardt) furent, je le répète, un truc, mais un truc auquel il fallait penser et dont je reste fier » (« Machines infernales », Ce Soir, 16 novembre 1937). Un des trucages étant, au souvenir de Jean Masson, rédacteur en chef de Radio Luxembourg à cette époque… que Cocteau mêlait vraies et fausses imitations :
« […] il annonce qu’il va faire une imitation d’une comédienne disparue depuis des âges, mais illustre : de Madame Sarah Bernhardt. Mais il dit : “La dernière fois que j’ai vu Madame Sarah Bernhardt, elle jouait Phèdre, c’était au théâtre qui porte son nom, elle était très vieille et elle ressemblait un peu à ces reines de jeux de cartes dont on ne sait plus très bien de quel côté se trouve la tête. […] Néanmoins, j’ai gardé le souvenir de la voix de Madame Sarah Bernhardt à l’âge tout à fait vieillissant, et je vais essayer de vous l’imiter.” À ce moment-là il toussotait, comme pour prendre son élan, et puis on passait le vrai disque enregistré de Madame Sarah Bernhardt, bien sûr ! »
(Jean Masson, archive sans date de l’Institut national de radiodiffusion, Belgique.)

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En 1948, Cocteau utilise aussi son talent d’imitateur dans une « Soirée radiophonique de Jean Cocteau » diffusée sur la chaîne parisienne le 29 septembre, dans la série Comme il vous plaira. Cocteau dans son propre rôle, Roland Toutain dans celui de Passe-partout, et quelques autres, proposent un « tour du monde en quatre-vingts jours » à partir de sources diverses, avec des scènes jouées et des parties monologuées. « Pour que la différence soit plus sensible », apprend-on dans Radio 48 (n° 205, 26 septembre 1948) « Jean Cocteau a adopté le faux accent anglais du Châtelet au cours des passages dramatiques et il a gardé sa voix normale en ce qui concerne ses souvenirs ».

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Transcription de l’extrait de Dîner de têtes, d’après  un disque 78 tours à gravure directe conservé dans les archives du poète. Pierre-Marie Héron et David Gullentops ont publié un manuscrit partiel de l’émission, plus complet, dans les Cahiers Jean Cocteau, n° 8, 2010 : « Jean Cocteau et la radio ».

Je vais maintenant prêcher pour les poètes. Le but des poètes est d’être vrai, rêveur, d’être exact. Baudelaire, Rimbaud, en fournissent la preuve. Le poète Max Jacob (et j’en profite pour faire, pour essayer ici ma première imitation) est l’homme qui observe, et qui ne laisse passer aucun détail. 

– Eh bien, mon cher Max Jacob, quel est le rôle du poète ?
(imitation) Le rôle du poète c’est de dire ce que personne n’ose dire. C’est de déranger tout le monde. C’est de dire la vérité.
Les poètes sont des enfants et les autres des grandes personnes (ici Max laisse tomber son monocle qui reste introuvable car il ne pend à aucun fil.) Le fils de ma concierge détestait le cinéma. Je lui ai demandé pourquoi il détestait le cinéma. Il m’a répondu : « Monsieur Max Jacob, ce sont les morts qui jouent.
– Les morts qui jouent ?
– Oui, on va la nuit dans les cimetières, et on les force à sortir des tombes pour jouer les films, avec un pistolet. »

Cette très belle réponse me fait penser à Madame Greta Garbo la reine des fantômes. Nul mieux qu’elle n’a compris le rôle atroce de la vamp qui n’existe pas et qui dépêche une image d’elle à travers le monde. Ajouterai-je que le film réserve des surprises et qu’un des charmes de l’admirable Marguerite Gautier que Madame Garbo nous montre, c’est le vacarme de ses jupes et de ses camélias. En effet – par une surprise du chef de son – cette tuberculeuse sublime chuchote au milieu d’une tempête d’étoffe et de feuilles de carton-pâte. Je vais essayer de vous imiter – un peu – de vous imiter Madame Garbo.

Je vais vous l’imiter – je le répète – parce que le poète observe sans relâche les formes et les timbres des voix. Si mon imitation n’est pas exacte ne m’en veuillez pas. Je parle l’anglais fort mal et j’ai juste appris les quelques phrases nécessaires.