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« Comme j’aimerais d’un poète mort qui m’est proche avoir un journal du genre de ce Passé défini. C’est ce qui me donne le courage de l’écrire, de prendre des notes sans importance, sauf pour une de ces mystérieuses amitiés dont chaque matin de nombreuses lettres m’apportent la preuve. Ce n’est pas monologue. C’est dialogue. » (4 juin 1957.)

« Mode absurde qui consiste à publier son “journal” de son vivant. Mode lancée par Gide. Mais la méthode gidienne consiste à feindre de tout dire pour cacher tout. Un journal n’existe que si on y consigne sans réserve tout ce qui vous passe par la tête. Celui de Hugo nous intéresse bien davantage avec le recul. » (Le Passé défini, 22 février 1953.)

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De l’été 1951 à sa mort, Cocteau tient un journal destiné à paraître après sa mort et donc d’emblée considéré comme posthume. Ce qui le différencie de Gide, Jouhandeau ou Julien Green, qui ont tous décidé à un moment ou un autre de publier de leur vivant une version revue de leurs journaux intimes.
Son édition, d’abord menée par Pierre Chanel, puis par une équipe formée de Pierre Caizergues, Francis Ramirez et Christian Rolot, s’avère être une entreprise de longue haleine qui n’est pas encore terminée. Le premier volume est publié en 1983 chez Gallimard, et couvre les années 1951-1952. Suivent en 1985 et 1989 les volumes II et III (années 1953 et 1954). Le projet tombe alors en panne et il faut attendre 2005 pour voir paraître le volume IV (année 1955). Pierre Chanel passe ensuite la main à l’équipe nommée, qui assure la publication des volumes V (1956-1957) et VI (1958-1959) en 2006 et 2011. Le volume VII (1960-1961), établi par Pierre Caizergues, paraît en 2012. Un dernier volume doit réunir les deux dernières années.

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Au fil des ans, les principes d’édition de ce journal monumental (plus de quatre mille pages publiées en 2011) ont changé : les trois premiers volumes donnent un texte presque intégral, enrichi de notes, d’annexes et d’un index. L’index disparaît à partir du volume IV, les notes à partir du volume V, en même temps que la décision est prise de proposer un texte moins complet, suivant le vœu de Cocteau lui-même, considérant au fil des ans qu’il y aurait « beaucoup à choisir, à jeter par-dessus bord » dans un journal où il se « laisse aller à des aide-mémoire qui ne peuvent intéresser personne » (Le Passé défini, 15 juillet 1956). Un index général devrait figurer dans le dernier volume.

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Au fil des ans aussi, on voit Cocteau lire et commenter d’autres journaux ou cahiers d’écrivain (Gide, Valéry, Kafka, Green, Hugo…) et situer son projet par rapport aux leurs. « Écrire chaque jour… pour dire quoi ? Comme Green : “Rencontré X chez Z qui me parle d’Y.” […] Inutile » note-t-il par exemple le 30 janvier 1955. Et le 13 août de la même année :
« En écrivant un journal on tombe souvent dans cette erreur de Victor Hugo qui consiste à croire que tout ce qui se passe à notre époque a de l’importance (Hugo croyait que tout ce qui se passait à son époque avait de l’importance parce que c’était la sienne). Rien de plus ennuyeux, de plus vide, de moins significatif que, par exemple, le procès Teste ou le procès de Joseph Henry. Ce sont les petits détails sur lesquels Hugo ne comptait pas qui comptent et justement parce qu’ils renseignent sur sa personne. »
Cependant le poète s’éloigne vite de l’ambition qui est la sienne quand il commence Le Passé défini, au début des années cinquante : faire bref. Car le journal devient un remède à la solitude, un emploi du temps, un atelier de textes aussi, parfois, et finalement « un bon vide-poches » (21 août 1955), dans lequel Cocteau se laisse aller à « bavarder » et notamment à ressasser les raisons d’une difficulté d’être heureux et d’être vraiment reconnu pour son œuvre.
De là ces appels aux éditeurs futurs à élaguer, couper, supprimer répétitions et notes insignifiantes, qui parsèment le journal.

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« Au milieu des milles notes que je retrouve en désordre dans des placards, (je viens de retrouver la première version de La Machine à écrire que je croyais perdue) je détache cette note qui prouve que je pensais depuis longtemps à un journal qui ne serait pas à proprement parler un journal.
“J’aimerais, moi qui répugne à écrire mon journal, car je risquerais d’y blesser quelque amour-propre — ce qui me serait insupportable — j’aimerais, dis-je, ne jamais penser à prendre une note et, le soir, consigner une courte remarque, une phrase qui m’est venue en parlant ou qu’un autre a dite. Il me semble qu’il y aurait moins de déchet dans la pensée d’un homme, s’il agissait de la sorte et ne se souvenant que de ce qui l’a frappé le plus. […]”
À relire ces lignes je m’aperçois que je déborde souvent cette règle et que je note encore trop de détails. Ma vie a changé. C’était une chute où je rebondissais de marche en marche. Maintenant ce qui m’embrouille tient à la multiplicité des formes d’expression que j’adopte. Mais ma vie en soi est calme, exempte de cet incendie qui s’allumait sans cesse dans mes chambres et que je fuyais en emportant le feu. » (8 décembre 1952.)

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« Si vous lisez ce journal après ma mort vous vous demanderez sans doute pourquoi les paragraphes passent inexplicablement d’un sujet à un autre. C’est que j’y bavarde avec moi-même et qu’entre deux paragraphes il m’arrive de recevoir une visite qui me change les idées et les oriente dans une direction inattendue. Au reste, je conseille à ceux qui classeront ce journal d’en supprimer ce que je note pour prendre des points de repère et les répétitions qui viennent de ce que je ne me rappelle pas si j’ai déjà raconté les choses que je raconte » (17 août 1953.)

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« Si ces cahiers paraissent un jour en volumes on verra combien j’ai débordé mon amour du bref et combien, alors que j’oublie de noter l’essentiel, il m’arrive un soir de solitude, de la tromper en notant quelque détail sans importance. » (21 novembre 1955.)

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« Ce journal n’est pas de ceux où l’on retrouve les dates perdues. Il m’en faudrait tenir un autre sous forme d’aide-mémoire, et que je me limite à ce que je cherche dans le journal des morts que j’aime et dont l’œuvre me donne une soif et une faim de leur personne. Pour le reste un simple agenda suffit, avec les rendez-vous et les adresses. Comme mon désordre m’empêche d’entreprendre un tel guide-âne, mieux vaut en faire mon deuil et noter ce qui me traverse la tête. Bavarder avec les camarades futurs que mon œuvre m’apportera et si elle ne me les apporte pas, ce journal m’aura été un bon vide-poches, car on a toujours les poches trop pleines et trop lourdes de maints objets pareils à ceux que les enfants enfouissent dans les leurs : oiseaux morts, canifs et ficelles. » (21 août 1955.)

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« MINOTAURE
Je n’ignore pas le danger, la folie qui consistent à laisser derrière moi ce journal, ce cortège de contradictions, d’élans, de chutes et de rechutes, de courage et de fatigue, de certitudes et de doutes. Humain trop humain, c’est ce que l’homme de goût déteste. » (5 février 1956.)

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« Je m’étais juré de ne pas prendre de notes ce dimanche, et, en général, j’en prends de moins en moins et seulement d’importantes. Mais allez réduire un bavard au silence, surtout s’il habite avec des muets (Édouard et Francine). » (30 décembre 1956.)

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« Ces notes je les voudrais vivantes et aptes à jouer mon rôle lorsque j’aurai quitté les planches. Mais je dois les écrire entre deux portes, en hâte, et sans y mettre le soin qu’elles exigent. J’en ai honte, je le confesse et sans doute vaut-il mieux ne pas noter que noter mal ce qu’on note. » (3 novembre 1957.)