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Couverture et quatrième de couverture du volume V.

« Plus je vais moins j’arrive à trouver l’équilibre entre cette discipline et cette liberté du style qui m’émerveillait chez Montaigne. Chaque fois que je cherche à durcir mon laisser-aller, je n’arrive qu’à obscurcir le sens, et lorsque je cherche à dénouer le raide, je tombe dans les répétitions et les rimes. Je me demande si je retrouverai la joie d’écrire, l’hypnose qui me dictait Les Enfants terribles, les nuits où l’encre se nouait toute seule, où je n’avais qu’à suivre la plume, à ne me mêler de rien. » (9 janvier.)

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« Je reçois de temps à autre la lettre d’une ou d’un inconnu pour qui la découverte de mon œuvre représente un événement extraordinaire. D’après ces lettres je devine la répercussion profonde qu’aurait mon œuvre si la carence de la librairie, l’office des changes, les boîtes en faillite, la lourde machine Hachette, ne la rendaient quasiment introuvable et mythologique. » (8 février.)

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« Le travail à la chaîne. Le travail à la main. Deux méthodes où le génie d’un peuple s’exprime avec la même puissance mais à l’inverse. Les livres policiers : en France ils sont médiocres et même absurdes mais un seul Simonin rachète tout. Sans oublier la simplicité, le ton spécial d’Arsène Lupin, de Rouletabille. Et cet Homère à un sou : Fantômas. En Amérique et en Angleterre il est rare que le livre policier soit médiocre. C’est le travail en chaîne et de grande classe. Ce qui n’empêche pas le travail à la main d’y remporter la palme lorsqu’il se glisse dans le système. Wirish par exemple. » (6 mars.)

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« Fait. Diaghilev. Cinq pages pour Olivier Quéant. Les Aveugles et le Disque, quatre pages pour Miche. Avant Cromwell, six pages pour le Cromwell de Hugo dans la cour du Louvre. Dessin pour la pochette du disque de l’Académie royale de Belgique. Dessin pour Simone Maurois. Préparatifs pour Mourlot. Marcel Herrand pour le spectacle d’hommages. Préface pour les vieux cylindres du phonographe de Fred [Kiriloff]. Et voilà les petites besognes qui empêchent qu’on se repose à la campagne. » (14 mai.)

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« J’ouvre chez Picasso le deuxième paquet des étonnantes photographies de Clergue. L’homme pourrait être un petit fonctionnaire d’Arles. On demeure stupéfait devant la noblesse de sa suite des Flamands morts de froid et devant son Marché aux puces. Jamais il ne tombe ni dans le pittoresque, ni dans le poétique. Même Cartier-Bresson est un triste, un intellectuel à côté de lui. Chez Clergue, il n’y a jamais l’ombre d’artifice. Il est né grand photographe comme on naît grand peintre ou grand poète. » (2 juin.)

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« Poèmes. 1916-1955. C’est le premier livre dont je suis pleinement fier. Il n’en existe pas de plus beau dans le royaume des poètes. Je l’affirme. » (20 juin.)

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« Demain, un an de plus. Et Stendhal, à Rome, cochait avec mélancolie sa ceinture (en cachette) : La quarantaine ! — Bientôt soixante-dix. Cette jeunesse coriace, contredite par un corps qui se moque de ses apparences. (Les crampes dans la main. Les reins brisés du réveil, et autres douleurs de l’âge.)
Hier, au téléphone, la voix si jeune de Picasso. Bientôt quatre-vingts. Pour Balzac, on était un vieillard à cinquante. » (4 juillet.)

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« Lettres de Kafka admirables comme son journal. Un ami de l’ombre et de toutes les minutes. Comme ce Montaigne grâce à qui on n’est jamais seul. » (2 août.)

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« Atatürk est mort d’une indigestion de cacahuètes. Nasser ferait bien de suivre cet exemple. Il est triste de voir notre pauvre monde aux prises avec ces dictateurs incultes qui changent du rien en rien et même du quelque chose en rien. Mais Kemal Pacha possédait une sorte de génie absurde, tandis que Nasser est nul. Il ajoute la stupidité militaire à la stupidité tout court. Je regrette parfois de n’avoir pas branché mes forces sur la politique. J’aurais mis ces crétins dans ma poche et (dans la mesure du possible) essayé de sauver le monde. » (9 août.)

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« Notre époque fut dominée par la peur du beau. Il faudra surmonter cette peur et la vaincre pendant mon double travail de la chapelle [de Villefranche-sur-Mer] et de Menton. (Rejoindre les simples par les chemins difficiles et tourner le dos aux intellectuels. » (4 septembre.)

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« Une forme d’agoraphobie, de claustrophobie, de je ne sais quelle angoisse des contacts, radio et journal en tête. Cette angoisse augmente et je n’envisage pas de rentrer à Paris en novembre sans quelque horreur. Je me demande même si j’aurais encore le courage de parler en public. J’aime ma chambre, un livre et cette chapelle où je m’enferme comme dans une machine à explorer le temps. » (1er novembre 1956.)

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« Bien souligner dans l’album Mourlot sur la chapelle qu’après l’acte révolutionnaire type que représente mon entrée à l’Académie, il me fallait une œuvre révolutionnaire académique. Je ne pouvais mieux trouver qu’une église. En outre, après que d’autres en avaient décorées, afin d’éliminer de cette entreprise toute idée religieuse mais encore toute idée d’originalité, c’est-à-dire d’inélégance. » (3 décembre.)

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« Ce matin, télégramme de Natalie [Paley] : “Jean je t’aime.” On pense à celui de Nietzsche : “Ariane, je t’aime.” Pauvre être adorable, victime de la pente slave vers le désastre et les expériences primitives. Notre gosse aurait plus de vingt ans. Lelong me l’aurait laissé. Il serait le copain de Doudou et choyé par Francine. En vérité, j’ai mis vingt ans à me consoler de cet acte criminel. » (1er janvier 1957.)

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« Les idées de Rimbaud. Claudel foudroyé par la découverte des idées de Rimbaud. Or rien n’est plus enfantin que les idées de Rimbaud. Ce qui est sublime chez Rimbaud, c’est la langue parce qu’elle n’a rien à voir avec le style. Rimbaud découvre que la poésie signifiante est ridicule. Il découvre que la langue met les idées au monde alors que les gens croient encore, y compris Claudel, que les idées déterminent la langue. Le plus beau poème de Rimbaud (peut-être le plus beau de tous les poèmes) reflète une histoire toute simple. “Les voleurs d’enfants.” » (24 mars.)

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Ce qui est unique dans l’ensemble de mon œuvre c’est que des blocs s’y succèdent sans ébauches préalables et sans franges. Je n’admets une besogne que parfaite et précise de contours. C’est de cette diversité monstrueuse que les gens profitent pour m’accuser de velléitarisme et de désordre. Chaque fois je leur claque la porte au nez au lieu de perdre mon temps en palabres. Dans la vie c’est le contraire. Je suis un méditerranéen de Seine-et-Oise et presque un oriental. […] Cette différence d’attitude entre mon style de vie et mon style d’écrivain fait croire aux imbéciles que je fausse ma vérité alors que je corrige les défauts de ma vie d’homme dans la vie de mon œuvre. » (4 juin.)

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« Ce soir, avant le dîner, j’ai entendu Pierre Brasseur dire à la radio le poème de Rimbaud “Au cabaret vert” (cinq heures du soir). On ne peut mieux dire un poème. Je le lui ai tout de suite écrit. Voilà une bonne journée de dimanche. Cette surprise, après les interminables bavardages sportifs et l’autre surprise, la découverte des lettres d’Emily Dickinson. Qu’il existe des choses pareilles et en outre rarissimes me raccommode un peu avec la honte d’être. » (18 août.)

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« J’ai reçu ce matin les deux volumes de mon Théâtre chez Grasset. Mourlot n’a pas toujours choisi les illustrations que j’eusse choisies moi-même, mais il y en a de très belles et les livres sont d’apparence magnifique. J’espère que les textes répondent à cette apparence et corrigent les fautes innombrables des textes originaux. » (5 octobre.)

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« Je rentre à Paris ce soir. Voilà le programme de ces trois jours de campagne. Le panneau du dentiste (énorme travail) ; l’article sur le théâtre pour Aragon ; deux poèmes chiffrés, et recopié les autres ; quarante lettres ; l’article sur Voltaire à l’Académie ; l’article pour Artaban ; lettre ouverte à Hébertot (la réconciliation avec Mauriac) ; vingt pages pour Zegel de L’Express ; mon Journal ; lu le Baudelaire jugé par ses contemporains et un livre policier de Gardner ; Melun et le projet du maire de Milly (chapelle de l’ancien fief) ; la préface pour les photographes de la Diffusion française (Images du monde). » (27 novembre.)

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« Le difficile n’est pas de durer, c’est de disparaître et de réapparaître un jour comme lavé par ce bain d’ombre de la disparition. Sans la politique compromettante dont il croyait, comme Mauriac, qu’elle consolide une œuvre, Barrès réapparaîtrait et battrait Gide qui se désagrège et que l’intelligentsia croyait immortel. » (1er décembre.)