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Couverture et quatrième de couverture du volume VII.

« Virginia Woolf. Je relisais tout à l’heure un passage de son journal où elle fait le point de sa gloire. Rien de plus étrange que ce livre de comptes pour un homme éternellement en lutte et mis en quarantaine. D’après Virginia Woolf, Gertrude Stein et W. Lewis l’ont jetée en bas de son piédestal. J’imagine qu’elle compte la gloire sur ses doigts d’après les articles. Que deviendrais-je, si je comptais de la sorte ? Il me resterait le suicide. Je n’ai pu vivre qu’entre chien et loup, vaguement écœuré par une injustice si monstrueuse que j’y puise de la splendeur. Impossible de ne pas voir là-dedans une sorte de trône de solitude et un peuple de fantômes qui me saluent. » (17 janvier 1960.)

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« Seul à seul avec ce cahier, je me demande ce qui manque à Fraigneau pour être génial et célèbre, ou génial tout court. Car, outre le reste, il possède ce que je mettais sur le compte de ma jeunesse, de la découverte, de la surprise : le pouvoir que possédaient certains livres de rassasier en moi une gourmandise de l’âme. Aussi bien Claudine que Le Jardin de Bérénice ou certains chapitres de Leurs figures. Pouvoir étrange ou talent, ou génie, et que je retrouve chez Fraigneau alors que je croyais ce pouvoir perdu.
Alors qu’est-ce donc qui l’empêche de me convaincre d’un bout à l’autre ? Sans doute le mauvais genre qui, de temps en temps, montre le bout de l’oreille […]. Et l’adresse à escamoter l’essentiel tout en ne pouvant s’empêcher de tourner autour. » (7 avril.)

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« Une longue journée sans téléphone, sans lettres, sans travail. Rien pour me distraire de moi-même. J’ai regardé longuement et courageusement les photographies que m’envoie l’agence de Stockholm.
Quel est ce vieil homme au nez en bec d’oiseau, à la houppe transparente, à la bouche qui grimace un rire et découvre des dents en désordre, au cou de tortue ? C’est moi.
J’ai, une fois de plus, entre mes mains, la preuve de cet autre que je promène et qui ne ressemble d’aucune manière à l’enveloppe que méritait mon âme. Une fois de plus j’ai la preuve d’avoir à donner raison aux personnes que j’agace et qui me jugent comme je le ferais sans doute moi-même si je me rencontrais à l’improviste. » (1er novembre.)

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« Retour de Paris où j’allais pour le Marcel Proust de la télévision. Interrogé par [Roger] Stéphane. Je connaissais toute l’équipe aux Buttes-Chaumont. Je n’ai pas été ce que je pourrais être car les préparatifs et les haltes me guindent et un vague contrôle empêche les mots de s’enchaîner comme si je parle à table avec des amis. J’ai un peu développé le thème du mécanisme de l’œuvre qui l’emporte à mes yeux sur ce qu’elle raconte. J’ai dit que Marcel ressemblait aux araignées du Centre d’études du Brésil qui changent leur toile selon la drogue qu’on leur fait boire. Marcel sécrétait son fil et, selon la goutte de poison mondain, tissait sa toile. L’extraordinaire, c’est la superposition et l’enchevêtrement de ces toiles différentes. » (21 juillet 1961.)

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« J’ai tourné et retourné Le Requiem dans tous les sens. Plus je m’y enfonce, plus je m’y perds. C’est le comble de la solitude, cette solitude que j’éprouve de plus en plus au milieu des avalanches de lettres, de signes d’amitié, de journalistes, de photographes. Un fil s’est cassé entre moi et le dehors. Si je n’avais auprès de moi la sagesse sauvage et enfantine d’Édouard, je me demande si je ne perdrais pas courage.
Ce matin, Jeannot est venu déjeuner. Après le déjeuner, on flânait, on bavardait. Il me dit : “Ne pas vivre ensemble, c’est se faire des visites.” Il part et je le vois partir avec une profonde tristesse. Il a raison. L’amitié s’arrange mal de ces rencontres vagues et rapides. Seul. Seul. Seul. On est seul. » (9 novembre.)