Search
Generic filters

L’article « Autour de Thomas l’imposteur » propose en 1923 un parallèle entre Le Grand Écart et Thomas l’imposteur, éclairé par des notes sur le rapport entre littérature et conversation.

De Proust — dont la critique littéraire retient surtout l’affirmation, exprimée en 1908-1909 dans Contre Sainte-Beuve, publié longtemps après sa mort (1954), d’une séparation radicale entre littérature et conversation pourtant nuancée dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs paru de son vivant (1919) — Cocteau écrit en 1923 :
« “Écrire comme on parle” est encore un lieu commun devant lequel je m’incline. À condition d’admettre que, le style n’étant pas la parole, il ne s’agit pas d’écrire exprès comme on parle. Mais un grand écrivain se trouve machiné de telle sorte qu’il possède un rythme auquel il n’échappe sous aucune des formes de son individu. Personne au monde ne faisait mieux obéir l’écriture. Personne au monde ne faisait mieux obéir la voix. L’une et l’autre épousaient juste son esprit. »
(« La voix de Proust », repris dans Poésie critique I, Gallimard, Paris, 1959)
Ainsi, pour le poète, conversation n’empêche pas littérature, dès lors que l’écrivain s’y engage tout entier et que « la chaîne des mots [lui] ressemble », écrit-il dans La Difficulté d’être (1947) au chapitre « Des mots ». Dans cet essai tout à la fois critique et autobiographique, le poète travaille sa conversation, sa ligne, ses phrases, de telle sorte que le lecteur l’y retrouve tout entier vivant à travers l’architecture des mots : « Mon livre n’a d’autre projet que d’engager une conversation avec ceux qui le lisent. Il est à l’inverse d’un cours » (« Des mots »). Le beau final l’affirme : « J’en arrivais à nous imaginer si bien, jeunesse pareille à ma jeunesse, debout à l’angle d’une rue, assis dans un square, à plat ventre sur un lit, le coude sur une table, bavardant ensemble. Et je vous quitte. Sans vous quitter, cela va de soi, puisque je me suis mêlé à mon encre assez étroitement pour que mon pouls y batte. Ne le sentez-vous pas sous votre pouce qui tient l’angle des pages ? » (« De la responsabilité ».)

*

Conversation n’empêche pas littérature, dès lors aussi que la littérature n’est pas limitée à l’écriture, où sans doute elle se fixe, mais envisagée aussi dans ses réalisations parlées, avec des ponts, des degrés, des navettes possibles d’un état à l’autre. « Sa conversation merveilleuse faisait partie de son œuvre. À la fois jaillissement, crépitement et fruit d’un travail appliqué », écrit Emmanuel Berl (« 36, rue de Montpensier », Cahiers Jean Cocteau, n° 1, 1971). Cocteau précise de son côté :
« On a beaucoup répété que c’était perdre une partie de mon œuvre que de perdre ma conversation. Rien n’est plus inexact. C’est par la conversation qu’un homme s’excite à penser vite et à écrire. Tout ce qui est valable dans la conversation d’un homme, il est rare qu’on ne le retrouve pas dans son œuvre, mais décanté, haussé, à la manière dont Picasso ramasse tout ce qu’il rencontre et le hausse ensuite à la dignité de servir. »
(« La conversation », Time Life, juillet 1948.)
Dans Le Rappel à l’ordre (1926), il ne fait donc aucune difficulté à lier étroitement la naissance d’œuvres marquantes du début des années vingt à la fréquentation par leurs auteurs (Radiguet, Morand) d’un petit milieu amical, qu’il soit mondain, bohème, avant-gardiste (ou tout cela à la fois), dans la mesure où celui-ci ne ressemble ni à un « café littéraire », ni à un « dîner de famille ». Ainsi en est-il des fameux dîners du samedi, d’abord hebdomadaires, réunissant autour du groupe des Six quelques amis écrivains, musiciens, artistes au fil des années 1919-1922, au Petit Bessonneau (bistrot de Montmartre), au restaurant Gauclair ou chez Delmas, puis au bar Gaya et enfin au Bœuf sur le toit : « Ouvert la nuit, Fermé la nuit, et Le Diable au corps sont des ouvrages qui en sortent ». Plus encore, ils constituent, pour lui, « le cœur même et l’esprit de ces dîners admirables ».

*

La décantation de la conversation en écriture peut se faire naturellement de plusieurs façons et selon des degrés variables que Le Secret professionnel (1922) appelle des « degrés de cuisson ».
Toute une partie de son théâtre, par exemple, consiste en « textes prétextes, d’un style lâché, vite écrits pour telle ou telle artiste qui désirait emporter dans son sac à main un numéro facile à exécuter sur les planches, l’argument d’un ballet ou d’un mime » (préface au Théâtre de poche, 1949).
Dans les discours, articles de presse, émissions de radio, lettres, l’art de la conversation « à la française » donne le ton. Cocteau parle et raconte en variant la manière et l’allure de son propos, avec un sens sûr de « l’exactitude » du style selon le public et le genre.
Dans le domaine du roman, le dosage des ingrédients varie selon les œuvres. Dans Le Grand Écart (1923), Cocteau donne à l’écriture l’apparence de sa conversation, ses traits d’esprit, ses fusées, sa vivacité coloriée ; il fait des images « l’étoffe même et non des couleurs ajoutées dessus ». Dans Thomas l’imposteur au contraire, publié la même année, il recherche « une vivacité blanche toute différente des épices », et contient son génie de l’image imprévue, au sein d’un récit qui se donne d’autres atouts : il ne supprime pas toutes ses fusées, mais les dose. La Fin du Potomak, en 1940, change à nouveau la donne, en réunissant ces deux traits de la conversation à la française : l’allure d’improvisation et le pétillement des images et vues ingénieuses. L’aspect d’écriture au courant de la plume y est privilégié au point de faire disparaître tout sentiment d’architecture, d’organisation. Le style cursif, devenu véloce, y reprend l’allure endiablée et jubilatoire de Portraits-Souvenir (1935).