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Illustration de Jean Cocteau pour la réédition d’Opéra en 1952 (Arcanes, Paris).

« Cocteau, écrit le peintre Jacques-Émile Blanche dans son journal le 15 février 1912 alors qu’il fait son portrait, est une pousse tardive de l’arbre qui porta jadis les Pierre Louÿs, les Barrès, les Wilde, les Beardsley, les Gide, les Halévy, les Berthelot et tous mes amis enfin ; ce Marcel Proust aussi, que je ne vois plus » :

« Il est de la catégorie des hommes — et de Mme de Noailles aussi — avec qui j’ai hélas perdu l’habitude de m’entretenir et qui m’ont tant gâté, par l’abondance des idées, l’observation (don purement français), la critique sûre et l’éblouissement de la fantaisie dans la vie quotidienne, et l’Esprit : le don verbal, la rapidité de compréhension, qui évite l’effort des phrases achevées et cette fatigante insistance des points sur les i, à quoi les étrangers et le vulgum pecus vous contraignent.
Ces êtres-là sont effrayants à plus d’un titre. »

(Cahiers Jean Cocteau, 11, 1989.)

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Cocteau en conversation, c’est d’abord un jaillissement, une verve, un jet, qu’il s’agit de canaliser et parfois de briser quand le flux est trop continu ou que les mots s’embouteillent. Ce jet à vrai dire ne coule pas : c’est un crépitement, une fulgurance de pensées, de mots d’esprit, de comparaisons inattendues, d’« angles incongrus », sur tous les sujets. Une suite discontinue d’éclairs, de reliefs, de coups d’œil, de surprises de l’expression, non une continuité fluide.
Comme dans toute conversation virtuose, il y a dans celle de Cocteau une part de brio et de badinage (qu’il nie souvent à force de la refuser) : c’est l’élément de risque et de chance inhérent à l’improvisation, surtout une improvisation aussi jaillissante.

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La conversation de Cocteau s’apparente plus particulièrement à celle d’Anna de Noailles, une de ces deux « conversations étonnantes » évoquées à de nombreuses reprises dans son œuvre et mises en parallèle dans Time Life en 1948 (l’autre étant celle de Proust). S’il doit d’abord quelque chose à Lucien Daudet, ami intime de Proust, et notamment le geste de ponctuer ses phrases par l’index droit levé, Cocteau est souvent considéré par ceux qui les ont vus converser ensemble comme un double masculin d’Anna de Noailles, dont il a l’extraordinaire facilité et drôlerie de parole, et certains tics de vocabulaire. « Dans la chambre célèbre de la comtesse-poète, j’ai assisté, me faisant tout petit, aux parties de ping-pong verbales qu’ils jouaient avec une virtuosité et une vélocité stupéfiantes », se souvient Emmanuel Berl, admis vers 1910 au chevet de la comtesse (il a dix-huit ans), puis voisin de Cocteau sous l’Occupation. Il ajoute :

« Cette conversation éblouissante de Cocteau, d’Anna de Noailles, dont eux-mêmes sortaient épuisés, comme un artiste de son tour de chant, il m’est impossible de croire qu’elle n’ait été rien d’autre que temps perdu, énergies dilapidées. Proust l’a craint, et l’a dit, mais il l’avait lui aussi abondamment pratiquée. […]
Jean y déployait son adresse monstrueuse ; il avait conscience qu’elle devenait pour lui un embarras autant qu’une aide. Souvent il aurait voulu s’en délester ; je crois qu’il a parfois jalousé les êtres gauches. »

(Emmanuel Berl, « 36, rue de Montpensier », Cahiers Jean Cocteau, 2, 1971.)

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Dans sa conversation plus que dans ses livres (où elle est légitimée par le fait que les lecteurs ne lisent pas), Cocteau se montre sujet à la redite, avec ses effets de stéréotypie, et sans doute de plus en plus avec l’âge. Claude Mauriac, fils de François Mauriac, d’abord séduit par le poète avant de s’en éloigner (ils envisagent de fonder ensemble une revue de jeunes en 1939), évoque les « disques maintes et maintes fois ressortis et qui, après quelques retouches, ont acquis une perfection et un définitif aussi sacrés que l’intangible numéro dont tel ou tel fantaisiste mène le jeu avec un rite immuable » (Jean Cocteau ou la vérité du mensonge, Odette Lieutier, Paris, 1945). Bernard Minoret, interlocuteur des années cinquante, relève à son tour :

« La séduction tenait d’abord à sa voix. Chaude et nasale à la fois, celle d’un magister qui veut créer une intimité complice. Des effets imprévus, parfois foudroyants, naissaient d’un emboîtement d’idées et d’images, d’angles incongrus, de références décalées, d’allusions au passé tombant à pic… Mais le discours, sous le masque de la gravité ou de la cocasserie, d’une façon détournée, souvent même très lointaine, revenait toujours à un plaidoyer déguisé. Les blessures infligées par autrui ne s’étaient jamais refermées. On sentait qu’un pouvoir d’obsession le tenait, le dépassait. Comme la Pythie, il fallait qu’il se débarrasse des thèmes qui l’envahissaient régulièrement. Il fallait se justifier, trouver une parade immédiate, colmater les failles. Et l’ivresse du mot seule le calmait de ses angoisses. »

(Bernard Minoret, « Les fantômes de Villefranche », texte écrit pour le catalogue
de l’exposition Jean Cocteau, sur le fil du siècle au Centre Pompidou, Paris, 2003.)

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« Il est difficile de juger Cocteau impartialement quand on l’a bien connu. Le bien connaître, c’était l’aimer. Son charme, l’éclat de sa conversation, échappaient aux normes. Son inquiétude, ses souffrances inspiraient à l’amitié une sollicitude affectueuse. On a dit que son éclat était factice, que sa conversation devenait vite un “numéro”, une série de disques. Peut-être. Nul ne peut se renouveler tout entier à chaque instant ; ce serait cesser d’être soi ; mais ce numéro émerveillait. »

(André Maurois, De Gide à Sartre, Librairie académique Perrin, Paris, 1965.)