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Souvenirs de Jacques Porel sur Jean Cocteau dans La Gazette des Lettres du 15 août 1951.

Selon un mot de son ami Paul Morand, Cocteau a le « génie de plaire » : sa conversation obéit à toute une civilisation de la politesse, de la « bonne éducation », des convenances, de l’amitié surtout, où la complaisance à l’autre est une vertu majeure, ainsi que l’a étudié Jean Starobinski pour l’âge classique (Le remède dans le mal, Gallimard, Paris, 1989).
François Sentein, qui rejoint les familiers de Cocteau en septembre 1941, évoque dans ses Minutes d’un libertin (1938-1941) ce poète « si bien élevé, à l’accent parfait plein de gentillesse et de rire, qui me tenait des propos comme faits pour me plaire » (18 novembre 1941).
Bonne éducation précieuse mais aussi embarrassante, dont Cocteau se plaint au micro d’André Fraigneau en 1951 : « Je n’ai conservé de mon milieu natal, cher ami, qu’une espèce de bonne éducation néfaste grâce à laquelle j’ai toujours eu l’air de traverser légèrement une vie lourde et dramatique. » Dans Journal d’un inconnu (1953), il s’interroge aussi sur ce « funeste goût de plaire » qui peut-être l’empêche de fermer sa porte aux visiteurs ou de répondre (autre forme de conversation) à toutes les lettres qu’il reçoit. « De l’invisibilité », premier chapitre de l’essai, réfléchit notamment à la part de responsabilité de son auteur dans le bruit médiatique qui entoure son œuvre : si la poésie est une discipline de vie, une morale, un sacerdoce solitaire que l’on poursuit sans souci de plaire, les écarts de conduite qu’il commet par rapport à cette ligne de vie « désobligent nos ténèbres » et contribuent à la confusion.

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Ailleurs cependant, et notamment dans La Difficulté d’être (1947), Cocteau note que, contre sa propre solitude, « une œuvre porte en elle sa défense » : « Elle consiste en de nombreuses concessions inconscientes qui lui permettent de convaincre l’habitude et de s’implanter par malentendu. Grâce à cette prise, elle s’accroche et son germe secret travaille. »
Associée à la stratégie réclame — persécution par lequel il cherche à prendre place dans la vie des Lettres au siècle des médias et des masses — la conversation fait bien partie en ce qui le concerne des « concessions inconscientes » de sa démarche de poète.

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Ce qui, chez un écrivain moins doué, pourrait n’être que du pittoresque, tient chez lui à la forme même de son génie. Si en effet Cocteau, selon un mot profond de Jouhandeau, est « l’amitié faite homme », on comprend que toute son œuvre, jusque dans ses expressions les plus hermétiques, compose avec l’amitié, dont le moyen naturel pour un homme de sa formation et de sa culture est la conversation. L’art de la conversation « à la française » est le charme dont, consciemment et inconsciemment tout ensemble, sa personne et son œuvre se revêtent pour « s’implanter par malentendu ».
C’est le sens d’une réflexion de Claudel sur Cocteau dans son Journal en 1954 (note du 11 juin) : « Tout jugement à porter sur lui tient dans ces deux mots en apparence contradictoires : profondément superficiel. » La superficie, c’est la surface de contact avec le monde. Tout en antennes, Cocteau est tout entier dans la profondeur et tout entier dans la surface ; tout entier dans l’amitié coûte que coûte et tout entier dans sa nuit.
Dès lors, peu importe qu’il paraisse gaspiller ses dons dans la conversation, qu’il les essaie dans tous les genres : cela participe de la projection « à tour de bras », à tout va, de ses graines.