« Gide m’en veut pour mes préfaces et mes notes. » Autoportrait de Jean Cocteau dans Le Mystère de Jean l’Oiseleur (Champion, Paris, 1925).

« Comme Cocteau a raison de dire “Poésie critique” ! C’est elle où il triomphe. Trop souvent chez lui la préface écrase l’œuvre (Pas de préface à Thomas l’imposteur, à Plain-Chant, ni à Portraits-Souvenir…), l’envahit, jusqu’à expulser toute préface : “Impossible que j’ajoute une préface à ce livre [Le Potomak] qui en est une, flanquée elle-même de pas mal d’autres.” Il en coupe l’herbe sous les pieds plats des professeurs et mange en cette herbe-là les commentaires posthumes qu’ils lui consacreraient. [] Les préfaces de Cocteau déposeront contre lui. Sur le moment leur ton d’urgence intimide : “Il fallait coûte que coûte” introduire l’avant-garde rompre avec l’avant-garde reprendre le théâtre de boulevard Ce qui suit n’est pas toujours à la hauteur. Il comprend d’abord ; il fait ensuite. »
(François Sentein, Nouvelles minutes d’un libertin, Le Promeneur, Paris, 2000, entrée de mai 1943.)

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Aucun écrivain du XXe siècle n’a entouré ses œuvres d’autant de préfaces, articles, interviews et « prospectus » divers que Cocteau. D’après un essai d’inventaire de Pierre Caizergues (Jean Cocteau, paratonnerres et ascenseurs, Publications de Montpellier III, Montpellier, 2006), Cocteau a rédigé quatre-vingt-dix préfaces (ou textes en position de préface) pour ses œuvres imprimées, cinq pour ses films, plus d’une dizaine pour des radiodiffusions de ses pièces ou adaptations de ses romans. Avant, pendant, après la création d’un spectacle, pour la reprise d’une pièce sur scène ou à la radio, pour la sortie d’un livre ou d’un film, le poète ne ménage pas ses explications pour éclairer le public, les lecteurs, la critique sur ses intentions, comme par peur de ne pas être bien compris ni jugé à sa juste valeur.

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Dans sa première « Lettre ouverte à Jean Cocteau » (La NRF, 1er juin 1919), Gide lui en fait le reproche, à propos de la longue lettre-article sur « La collaboration de Parade » publiée au moment de la création dans la revue Nord-Sud (n° 4-5, juin-juillet 1917) et reprise en appendice du Coq et l’Arlequin en 1918 :
« Il faut enfin que je vous avoue la gêne que j’éprouve à lire votre “défense” de Parade. En général, il ne me paraît ni bien séant ni bien adroit pour un artiste d’expliquer son œuvre ; d’abord, parce qu’il la limite du même coup, et que, lorsque cette œuvre est profondément sincère, elle déborde la signification que l’auteur lui-même peut en donner ; et puis je tiens que la meilleure explication d’une œuvre ce doit être l’œuvre suivante. »
Lorsque Cocteau publie Les Mariés de la tour Eiffel en préoriginale dans Les Œuvres libres du 1er mars 1923, le texte de la pièce est précédé d’une « préface de 1922 » plus longue que lui, reprise en 1924 dans l’édition en volume : « Je peste contre votre préface qui attache si court cette chose ailée qui ne demande qu’à voler », lui écrit son aîné, phrase consignée sur un des autoportraits du Mystère de Jean l’Oiseleur (Champion, Paris, 1925). « Je savais, se justifie le poète, que ma préface vous mettrait de mauvaise humeur. C’est pourquoi elle commence lâchement par un sourire à votre adresse. Duvernois la voulait pour amplifier le texte des Œuvres libres. Ensuite mes amis ont insisté auprès de moi pour qu’elle figure en tête du livre NRF » (lettre à Gide, août 1924).

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Ce dialogue de Gide et de Cocteau sur l’opportunité des préfaces se poursuivra jusqu’en 1931 au moins, et cet échange épistolaire : « Seriez-vous modeste !? Pour reconnaître si peu que vos œuvres se moquent d’un défenseur, ce défenseur fût-il vous-même. » « Lorsque je ne suis pas poussé par une force qui me domine et me dicte, répond Cocteau, j’avoue aimer bien ce bavardage avec des amis inconnus, avec l’avenir. Bref, laisser des livres comme je souhaite en découvrir des poètes qui m’émeuvent. »
L’autoportrait ci-contre, publié dans Le Mystère de Jean l’Oiseleur en 1925, semble aussi donner raison à Gide. Cependant Cocteau ne renoncera jamais à accompagner autant que possible l’essor et la réception de ses œuvres avant de leur laisser courir leur chance. La préface de 1920 au Baron Lazare (pièce de boulevard publiée dans son Théâtre complet en Pléiade) nous explique bien pourquoi :
« Encore une préface pour mon ami Gide qui les déteste. Oui — car, outre que celle-ci ne se montre pas au théâtre — j’aime les préfaces. Selon moi la préface est la preuve que l’auteur tenait à son œuvre et n’arrive plus à se détacher d’elle lorsqu’il lui devient impossible d’y ajouter une ligne. J’y trouve encore l’orgueil écorché du plus solitaire des hommes : le poète. »