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Une entrevue sur la critique avec Maurice Rouzaud, dans l’édition en plaquette par Les Amis d’Édouard (l’éditeur Édouard Champion) en juillet 1929, 44 pages. Tirage à 210 exemplaires hors commerce. Le fonds de Montpellier conserve l’exemplaire n° 1, sur papier Japon impérial.

En 1928, Cocteau met toutes ses forces à persuader les lecteurs qui comptent du génie de son ami Jean Desbordes, dont l’irruption dans sa vie en 1926 le guérit du deuil de Raymond Radiguet, mort de typhoïde en 1923. Cette longue interview parue en 1928 fait partie sans le dire de la batterie de moyens mis en œuvre par Cocteau et l’éditeur Bernard Grasset pour imposer le premier livre de Desbordes, J’adore.
Elle se présente à l’origine comme une réponse à une enquête de Maurice Rouzaud dans Les Nouvelles littéraires de juin à novembre 1928, « Où va la critique ? » (réponse de Cocteau dans le numéro du 4 août), reprise en volume en 1929 (préface d’Henri Massis, Éditions Saint-Michel, Paris).

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La première moitié de l’interview, tout en affectant de s’en tenir à des propos généraux sur la critique de métier et la critique d’auteur, justifie en passant la méthode publicitaire adoptée par Grasset, à la demande de l’auteur Radiguet, pour lancer son premier roman Le Diable au corps, modèle tactique repris pour J’adore. Cocteau utilise ensuite la plus grande moitié de l’interview à critiquer le mauvais accueil fait à ce livre d’un vrai « mystique à l’état sauvage », et à continuer à distance le dialogue avec son ami le théologien catholique Jacques Maritain, qui refuse de voir dans son adhésion au panthéisme de Desbordes une position compatible avec les convictions catholiques auxquelles Cocteau se prétend encore attaché.
Ci-dessous quelques réflexions générales prises dans la première partie de l’interview, sur la critique de métier et la critique d’auteur, la publicité et les lettres, l’amour des livres.

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« La guerre […] a vu disparaître deux institutions : la diplomatie spéculative — esprit funeste d’un Talleyrand — et la critique de métier, lorsque le critique était un directeur de conscience. […] Maintenant, les finances ont remplacé cette diplomatie, et la publicité, de plus en plus, remplace cette critique. Le métier de critique est intenable à cause de la surproduction. […] Or la critique de métier oblige à parler de tout, sacrifice l’amour à la vitesse. Il faudrait pouvoir ne parler que des œuvres qu’on aime ou qu’on déteste. C’est pourquoi la critique des poètes est un moyen d’expression. L’œuvre critiquée ne compte que comme prétexte. Si Baudelaire parle d’un peintre oublié, les lignes qu’il lui consacre n’en restent pas moins un éclairage spécial sur Baudelaire. »

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« On se souvient que, jusqu’à Radiguet, la publicité se maniait en sourdine, l’auteur feignant de ne pas s’en apercevoir. Radiguet eut, le premier, le courage d’un vacarme propre à reculer les chances d’une œuvre qui risque de plaire trop vite et lui permettant en quinze jours d’atteindre des lecteurs dont une telle œuvre, jadis, mettait plusieurs années à se faire connaître. Il appelait cela le système Cadum. “Je vous demande, disait-il à Grasset, une réclame odieuse, une réclame qui ne laisse le livre qu’entre les mains de ceux qui l’aimeront assez pour résister à leur humeur. Jadis, une œuvre devait être classée, filtrée, maudite par le rare. Aujourd’hui, elle doit l’être par la réclame […].” On se souvient du résultat. Il fut tel que ce profond joueur d’échecs l’avait prévu. Le livre s’imposa, surnagea, à cause et malgré les efforts de la presse pour le couler à pic. Ensuite ces mœurs étranges devinrent l’habitude. »

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« C’est une grande jouissance d’aimer l’œuvre d’un ennemi. J’aime Nadja d’André Breton. Jouissance beaucoup plus pure que celle qui consiste à aimer le livre d’un ami. Elle ressemble, comme jamais un rapprochement entre Breton et moi ne serait admissible, au plaisir que donne un objet volé, un apport spirite, la possession de quelque chose d’aérien, de détaché, monde fermé, intrusion dans ma solitude d’un élément qui l’augmente et qui la supprime, créant un état qu’illustre la phrase hautaine de Goethe : “Je t’aime : est-ce que cela te regarde ?” »