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L’Apollon des bandagistes, texte de 1936 publié par Fata Morgana en 2006. L’édition est ornée de deux portraits de Jean Hugo et de Marcel Khill par Jean Cocteau.

La publication de cet Apollon des bandagistes, inédit jusqu’en 2006, aux Éditions Fata Morgana, est le résultat du travail d’étudiants en master de littérature française de l’université Paul-Valéry (Montpellier III), sous la direction de Pierre Caizergues. Cocteau écrit le texte à Fourques en octobre 1936, au retour d’un voyage autour du monde en compagnie de Marcel Khill du 29 mars au 17 juin, sur les pas du Phileas Fogg et du Passepartout de Jules Verne. Le voyage a été financé par Paris-Soir en échange d’un reportage de ce tour du monde, publié en feuilleton du 1er août au 3 septembre (repris en volume chez Gallimard en février 1937).
Les deux voyageurs arrivent à Fourques le 2 septembre et logent dans l’ancienne magnanerie. Jean Bourgoint (modèle partiel du Paul des Enfants terribles) y séjourne déjà depuis quelques jours, avec le projet de se désintoxiquer de l’opium. Le titre retenu pour ce petit livre fait référence à l’Apollon qui ornait les vitrines des pharmacies et des drogueries à partir de 1935. Cocteau y fait allusion dans son texte, en regrettant de ne pouvoir en acheter un.

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L’Apollon des bandagistes montre un Cocteau cruel, égratignant la plupart des hôtes ou des proches de Jean Hugo. Il raille « la niaiserie monstrueuse des jambes et des pieds » de Jean Bourgoint, comparés à « deux têtes de veaux qu’il étale avec complaisance », ou « la sottise maladive des épaules » de Frosca Munster, compagne de Jean Hugo. Boris Kochno, plus mal élevé que Jean Bourgoint, n’échappe pas à la critique, non plus que Marie-Laure de Noailles, citée sans aménité. Et l’on fait parfois « la gueule » autour de la table.
Même Victor Hugo, dont Cocteau consulte les papiers conservés à Fourques, est critiqué : « Hugo recevait aussi une masse de lettres de fous (Baudelaire pas. Il en parlerait.). Les fous attirent les fous. Cela m’inquiète. Car on sait ce que je pense de Hugo — vrai fou — pas dans le sens génial — Baudelaire etc. Mais, cher Monsieur, tous les poètes sont fous… Hugo : Fou clinique. Médiocre. Mégalomane superbe et, comme tous les fous — grand dessinateur. »
En revanche, à la mort de Laure de Sade, comtesse de Chevigné (la duchesse de Guermantes chez Proust), Cocteau écrit une courte note émue : « Mais la mort nous frappe toujours de la même surprise. C’est la rue d’Anjou, Proust, tout un pan de vie qui tombe. » Et cette chronique d’un séjour à Fourques commence par une page étonnante sur le « système de l’anarchiste » : « L’abeille meurt de sa piqûre. C’est le système de l’anarchiste qui meurt de sa bombe porté dans le domaine républicain. De quelle puissance serait une république capable de tels sacrifices. Il serait bon d’avoir ce mécanisme dans l’armée. Le soldat meurt de la blessure qu’il fait, cela le porterait à réfléchir et ralentirait les massacres. »
Nous sommes en 1936, année du Front populaire, de la guerre d’Espagne. Le monde s’achemine vers un bouleversement total, et peut-être passe-t-il dans ce texte un témoignage à chaud sur l’époque. « À Paris, on s’inquiétait des affaires publiques. L’intérêt pour la politique gagnait des milieux où l’on n’en eût jamais parlé naguère », se souvient Jean Hugo dans Le Regard de la mémoire.

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Le Regard de la mémoire raconte lui aussi le séjour de Cocteau et Marcel Khill à Fourques en 1936, avec plus de concision mais pas moins de brusquerie (les liens entre les deux amis se sont relâchés au cours des années quarante et le récit est écrit après la mort de Cocteau).
Hugo note par exemple : « De ce monde dont il avait fait le tour, Cocteau disait : “C’est drôle, c’est comme dans Proust, il n’y a ni chiens ni enfants !” / Évidemment, car, comme Proust, il n’était sorti que la nuit. » Plus loin, il rappelle que madame Hugo mère préférait Marcel Khill, « car il était le seul à se laver chaque jour, à ne pas se vautrer sur la table aux repas et à ne pas manger avec ses doigts. » Quant aux conversations sur la religion, dans la bibliothèque de Fourques, elles donnent matière à une conclusion toute en nuances : « — Je ne veux pas aller au paradis si Untel y est : il est trop ennuyeux », dit Cocteau. Commentaire de Hugo : « Mais l’ennui n’est-il pas incompatible avec le bonheur éternel ? [Cocteau] ne croyait pas à l’Église et ne se considérait nullement lié par ses lois. Il m’attaquait là-dessus et sur les articles de foi. À la fin, me voyant inébranlable, il s’esquivait rapidement sans bruit, comme un chat. » Hugo consacre aussi à Jean Bourgoint des pages qui, à l’inverse des notes cruelles de Cocteau, montrent toute la détresse et la naïveté (au sens premier du terme) de celui qui deviendra frère Pascal et se dévouera aux lépreux.

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On peut se demander pourquoi Cocteau a écrit ces pages à la fois violentes, tendres et passionnelles, et pourquoi, revenant sur son passé, Hugo ne le ménage pas dans son livre. Est-ce pour l’un un moment de mauvaise humeur et pour l’autre le solde de tout compte ? Est-ce un brillant exercice de style d’un côté, et de l’autre le portrait désenchanté d’un ancien ami avec qui cependant l’art a permis un partage éloquent ? Difficile de répondre, tant l’extrême sensibilité de Cocteau et de Hugo les portait à des limites elles aussi extrêmes. On ne peut que constater cependant, à lire ces pages qui laissent une impression de malaise, l’étiolement d’une amitié nourrie dans les collaborations artistiques des années vingt.