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Couverture de la première édition en volume (Grasset, Paris, 1935). Deux livraisons du Figaro (16 et 23 février 1935).

« Un article pour Le Figaro du samedi, un article de poète qui se souvient, je me le représente léger, rapide, écrit à l’encre fraîche, au bord d’une table de rédaction du journal, sans retouches et sans aucune attache avec la politique des lettres, à la surface de l’époque et des époques, participant de ce rire dont tous les esprits graves eurent le privilège et qui vous ouvre un homme en deux jusqu’au cœur. »
Cocteau affiche tout au long de ses articles une résolution de gaieté, représentée et comme résumée in fine dans la personne de Sacha Guitry, « qui tenait le trésor de la bonne humeur française en équilibre sur son nez, au milieu de la mauvaise humeur de ce Paris qui rechigne toujours ». Cocteau écrit pour Le Figaro du samedi, et cette place convient merveilleusement à la « bonne humeur française », qui n’empêche pas la gravité comme la citation le rappelle.

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Un tel programme oblige le poète à certains choix de sujet et de style.
Le premier est de laisser de côté « les souvenirs intimes qui nous assaillent à l’heure de notre mort ». La mort, le drame, les souvenirs douloureux, sont des sujets à écarter, alors même que dans ces souvenirs les silhouettes de grand format qui gardent un relief sont celles « dont la frivolité relevait du drame » : « […] ce qui leur donnait le relief, les plaçait en vedette, provenait moins d’une recherche de se singulariser que d’une lutte contre la mort ».
Autre délicatesse de Cocteau : le refus de se moquer. Il y a en 1935, quand on regarde la Belle Époque et qu’on a trouvé son style en reniant ses débuts, une tentation facile de « peindre le ridicule des modes et les faiblesses des périodes ingrates », de transformer le portrait des grandes figures de l’époque, d’un Catulle Mendès par exemple, en portrait charge (« Il m’est arrivé, pendant une longue période ingrate où la jeunesse cherche le fin du fin et se tourne contre ses maîtres, de moquer Catulle Mendès et de le peindre sans amour. Je le regrette. »). À ce « brio facile de l’insulte », Cocteau préfère très consciemment un programme de gaieté gentille, tendre, pleine de respect affectueux pour la beauté mineure de son époque 1900, ses reliefs, ses personnages de grand format, dont plusieurs furent aussi ses amis.

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Enfin, Cocteau s’impose aussi une rapidité d’écriture qui n’est pas le moindre charme de ces Portraits-Souvenir. Rapidité dans la touche, celle du tireur qui épaule, vise, tire vite et juste. Rapidité dans la rédaction, à bâtons rompus et sans retouches, qui fait de ces articles de l’improvisation écrite. Rapidité dans le portrait : des silhouettes, des croquis, sans rien qui pèse et qui pose.
Il ressort de tout cela un allant, presque une allégresse de rythme, extraordinairement excitant. Sauf dans quelques pages plus solennelles ou peu inspirées, le lecteur est irrésistiblement porté, poussé, entraîné par le mouvement en pente de la phrase. Celle-ci s’allonge souvent plus que de coutume, s’enfle, se démesure avant de retomber sobrement et de passer la main à la suivante.
Ce n’est pas la phrase française telle que la définissent Le Secret professionnel (1922) et encore La Difficulté d’être (1947), mince et musclée : c’est la phrase française endiablée, effrénée, accélérée, et engraissée en même temps de mille petites platitudes descriptives, de mille banalités attendues de langage. Mais peu importe : le grand talent de Cocteau ici est de miser sur le mouvement, de créer un rythme de perpétuel en-avant, de perpétuelle glissade, comme dans un toboggan sans fin, ou un film de Chaplin.