Dans « L’Oracle », un des derniers poèmes du recueil, le poète consulte Athéna. La fiction du dialogue avec la déesse grecque des arts, de la guerre et de la sagesse, permet d’opposer aux jugements excessifs de ses contemporains un verdict de sagesse, caractérisant, à travers lui, le rôle du poète. Après un bref et laconique échange, la déesse se lance dans un « divin charabia » en vers blancs, une tirade aussi énigmatique qu’amusante par l’enchaînement serré de calembours qui la constitue. Le poète doit payer pour obtenir la réponse attendue, l’oracle proprement dit, délivré sous forme d’un quatrain d’octosyllabes à rimes croisées :
« Tes cris, même sous les tortures,
Sont cris écrits, l’orgueil aidant.
La mer se change en écriture
Dès qu’on jette l’ancre dedans. »
Dans le poème, Athéna ne parle quasiment qu’en calembours et son charabia est illisible au premier abord : « Je suis le mur, l’art mûr, l’armure. Je suis la sève héritée. Je suis lasse et vérité. Je suis la sévérité. », etc.
Au contraire, les deux jeux de mots de l’oracle proprement dit ne font pas obstacle à la lecture, tout en ouvrant des perspectives de sens nouvelles en superposant « la mer » et « l’amer », « ancre » et « encre ». Le calembour va dans le sens de la simplicité, en masquant un tour un peu affecté (« L’amer se change en écriture / Dès qu’on jette l’encre dedans ») par une image à la fois très simple et très riche. Cette image évoque une amertume profonde comme la mer, au ressac aussi infini que les vagues, et qui se fige, comme un bateau à l’ancre s’immobilise sur l’eau, dans les poèmes.
Lisible et profond, amusant par ces jeux de mots, expressif par ces images, sobre et pudique dans le ton, il évoque un cœur douloureux, dont, « l’orgueil aidant » (et sans doute sa « mauvaise éducation » de grande bourgeoisie parisienne), aucune plainte ne sort que par le détour distancié de l’écriture.
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Au-delà du calembour au sens strict (« La mer veille. Le coq dort. / La rue meurt de la mer. Île faite en corps noirs », etc., dans « Hôtel »), il y a l’idée chez Cocteau, énoncée dans un hommage de 1923 à Max Jacob (Le Disque vert, n° 2, novembre 1923), que la poésie tout entière, étant « manœuvre foudroyante des rapports », est « un vaste calembour » : « Le poète associe, dissocie, retourne les syllabes du monde ».
Cocteau considère donc la métaphore et la rime comme des sortes de calembour : « Le hasard d’une rime fait sortir un système de l’ombre » (Le Secret professionnel, 1922) ; « La métaphore est un calembour mal noué » (Le Mystère laïc, 1928).
Dans son hommage à Max Jacob, il invoque la « tradition du jeu de mots des oracles de Delphes, de Délos, de Dodone » et les « calembours têtus des tables tournantes ».
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À côté de poèmes simples à lire (« L’Âge ingrat », « Le Dimanche matin »…), Cocteau se livre donc dans Opéra au jeu du calembour au sens large (métaphore et rime comprises) dans l’intention de « faire sortir un système de l’ombre ».
Quelques poèmes se risquent à multiplier ces jeux de mots (« Hôtel », « Blason-oracle »), ou à se renfermer quasi dessus, comme les minces « timbres-poste » de la « Trousse contenant douze poésies de voyage ».
Mais en général, Cocteau les place au compte-gouttes, les dilue, comme s’il valait mieux placer un calembour profond qu’en risquer cinq ou six superficiels.