Un livre anonyme

Couvertures du Livre blanc. Il faut attendre 1981 pour que le livre paraisse sous le nom de son auteur, aux éditions Persona, liées à Masques « la revue des homosexualités », qui publie un dossier sur Cocteau en 1983.

De même que, selon un mot de Picasso, la lettre anonyme est un genre, même si elle est signée, le livre anonyme est un genre, même si son auteur ne fait aucun doute. Avant même la première édition, publiée à tirage ultra-confidentiel en juillet 1928 sans indications de lieu, d’éditeur, ni d’auteur, les « potins » de Paris ont fait connaître la paternité du Livre blanc, livre dans lequel un narrateur anonyme raconte sa vie sexuelle et sentimentale. Cocteau tiendra à cet anonymat de pure forme, que respectent les trois éditions ultérieures publiées de son vivant, en 1930 (aux fictives « Éditions du Signe »), 1949 (Paul Morihien) et 1957 (The Olympia Press). Mais elles sont aussi l’occasion de jouer avec lui, et de s’en expliquer, au sein de préfaces de l’illustrateur (1930) ou de l’auteur supposé (1957).

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Une raison avancée pour garder l’anonymat : signer Le Livre blanc lui ferait prendre « forme d’autobiographie ». Or celle de Cocteau est « beaucoup plus singulière encore » (préface de 1930).
Elle « ne se bornerait pas » non plus « à ce qu’on est convenu d’appeler le vice », mais « abonderait en lieux communs sexuels qui prendraient quelque singularité sous [s]a plume » (préface de 1957).
Le texte introduit de son côté quelques écarts bien visibles entre les éléments connus à l’époque de la vie du très médiatique écrivain et celle de son narrateur (lui aussi anonyme), à commencer, dès la deuxième séquence, par la mention d’une mère morte à sa naissance, et d’une enfance passée en tête-à-tête avec son père. Ce qui suffit à écarter formellement l’idée qu’il s’agit d’un texte autobiographique, puisque le père de Cocteau est mort en 1898, quand il avait neuf ans, et qu’il vit avec sa mère jusqu’à la rédaction de ce Livre blanc.

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On peut se demander si, malgré la piètre opinion qu’il avait en 1928 de l’écrivain anglais, Cocteau n’a pas retenu l’avertissement d’Oscar Wilde à Gide, qui lui rend visite en 1897 après ses deux ans de bagne pour homosexualité déclarée : « Les Nourritures terrestres, c’est bien… c’est très bien… mais dear, promettez-moi : maintenant, n’écrivez plus jamais JE. […] En art, il n’y a pas de première personne » (André Gide, « Oscar Wilde, in memoriam », repris dans Prétextes en 1903.)

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La raison principale de l’anonymat du Livre blanc est en effet liée à son sujet : un homme y parle de son homosexualité, depuis les premiers signes dans l’enfance, jusqu’aux liaisons de l’âge adulte, en passant par des étapes d’indécision. « Livre impubliable », estime Cocteau le 5 janvier 1928, sauf après sa mort ou alors anonymement, « en tirage de luxe à cinq exemplaires ».
Il l’est à tirage en effet très limité en juillet 1928 (31 exemplaires), comme Gide l’avait fait en 1911 (12 exemplaires) et 1920 (21 exemplaires) pour Corydon, cette petite suite de quatre dialogues entre un jeune médecin homosexuel et un de ses amis, sur le sujet de la pédérastie.
Gide publie Corydon au grand jour en 1924, sous son nom, pour « gêner » (« Je ne veux pas apitoyer avec ce livre, je veux GÊNER », écrivait-il en 1918). Cocteau aussi veut gêner, en faisant entendre une plainte : « J’ai toujours aimé le sexe fort que je trouve légitime d’appeler le beau sexe. Mes malheurs sont venus d’une société qui condamne le rare comme un crime et nous oblige à réformer nos penchants. » Mais en 1928, il applique encore la maxime célèbre du Coq et l’Arlequin (venue de Péguy) : « Le tact dans l’audace, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. » Il écrit par exemple à Jacques Maritain, qui s’oppose à la publication : « Je vous confesse que ma première intention était de tâter le terrain et de publier le livre presque publiquement après une certaine période et que ma prochaine pièce traitait ce sujet scabreux. Si vous acceptez que cette publication inévitable et secrète se poursuivre, je vous donne ma parole d’honneur que jamais le livre ne sera publié dans la suite et je renonce à ma pièce » (lettre du 18 juin).
En 1930, le pas de l’édition « presque publique » est sauté, avec cette formule originale d’une édition sans nom d’auteur accompagnée d’une préface et de dessins signés, tirée à 450 exemplaires. « Une censure désarme un Proust, un Gide, un Radiguet, un Desbordes. Pensez-y. » (Jean Cocteau, Opium, 1930).