Lettres et arts / Écrivains et poètes

François Mauriac

« Tu as survécu, tu survivras »

« Jean Cocteau de l’Académie française », article de François Mauriac dans Le Figaro littéraire, 12 mars 1955.

« Mauriac, dans Le Figaro, voudrait une fois de plus retourner sa veste — mais il n’ose trop se contredire. Il ne retourne qu’une manche », écrit Cocteau le 12 mars 1955 dans Le Passé défini. Il vient d’être élu le 3 mars à l’Académie française. Il est un moment question que Mauriac reçoive officiellement le nouvel élu, mais celui-ci refuse, « disant à Georges Lecomte [secrétaire perpétuel de l’Académie], sans essayer de mieux camoufler son hostilité : “Non, pas Mauriac. Je ne veux pas être responsable d’une fatigue accrue de sa voix. Il ne faut pas qu’il la force à cause de moi, etc.” Ce qui fit bien rire mon père », rapporte son fils Claude, pour qui Cocteau a « surtout peur des vérités que n’aurait pu s’empêcher de lui décocher » son vieil ami (Une amitié contrariée, notes des 15 mars et 13 décembre 1955).
L’article saluant le nouvel académicien dix jours après l’élection et qui s’adresse tantôt au poète, tutoyé, tantôt aux lecteurs, continue de fait de maltraiter Cocteau, cette « libellule ravissante et irritante » « dont les ailes vibraient depuis près d’un demi-siècle au-dessus de nos têtes », dansant « dans les rayons émanés des autres […] de projecteur en projecteur ».
Et pourtant l’opinion de Mauriac a bougé : « […] les projecteurs, un à un, se sont éteints. Jean Cocteau, lui, est resté. Ses couleurs le revêtent toujours, elles étaient donc siennes. » Ce « constat de durée » fait venir sous sa plume une déclaration inattendue : « Tu as survécu, tu survivras, je le crois. » Il est vrai que la déclaration est aussitôt tempérée par une autre : ce qui survivra, c’est moins son œuvre que son personnage. « Toi, tu te confonds avec tes diaprures, avec tes zigzags et tes brusques crochets » ; « ton œuvre ne se distingue pas de toi-même, tu la parles avant de l’écrire ». « Tu l’écris en même temps que tu la vis. » C’est ce qui fait dire à Cocteau que Mauriac « ne retourne qu’une manche ».

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Une semaine après cet article, Cocteau écrit à Claude Mauriac : « Pourquoi ton père n’a-t-il pas sauté sur cette occasion d’orchestrer ses lignes de L’Express et de rendre à notre vieille amitié sa haute place ? (la haute place qu’elle n’aurait jamais dû perdre). Pourquoi cet article qui m’a fait de la peine, non pour moi, mais pour lui ? Ne pouvait-il se détendre, ouvrir son cœur comme nous avions ouvert nos bras chez Francine [Weisweiller] ? » (lettre du 18 mars). Il faudra en effet du temps pour que Mauriac reconnaisse la valeur du poète, de son œuvre et pas seulement de son personnage.

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De 1955 à 1963, son opinion ne change pas : trop de masques, trop d’accessoires, pas assez de naturel pour lui chez Cocteau. « Jamais libellule ne fut plus évidemment condamnée à rester libellule », écrit-il à sa mort (Le Figaro littéraire, 26 octobre 1963). Peu après cependant, deux événements le font bouger. Des deux il retire le sentiment, nouveau pour lui, de voir quelque chose du vrai visage de Cocteau, d’entendre quelque chose de sa vraie voix, et d’avoir médit de lui en croyant que même sa douleur était jouée.
Le premier est l’émission « Portrait Souvenir de Jean Cocteau », diffusée à la télévision le 20 janvier 1964 (que le poète s’était décidé à faire après avoir vu le Portrait Souvenir consacré à Mauriac) : « En tout cas, cette émission prouve ce dont je n’avais jamais douté : qu’il existe, qu’il a et qu’il gardera littérairement de l’importance » (propos de Mauriac à son fils Claude le 27 janvier suivant, dans Une amitié contrariée).
Le second est la relecture de la Lettre à Jacques Maritain, rééditée au printemps de la même année. « Cocteau vivant, avec ses manches relevées sur les poignets, avec son côté “rien-dans-les-mains-rien-dans-les-poches”, nous tenait en défiance, et nous ne le prenions jamais tout à fait au sérieux. Aujourd’hui, relisant sa lettre, je crois à cette souffrance intolérable qui allait le faire passer de l’opium à l’Eucharistie pour un peu de temps, et puis, après un long purgatoire, à l’éternité » (Le Figaro littéraire, 9-15 juillet 1964).
C’est la porte ouverte à une ultime étape, la reconnaissance de la valeur de l’œuvre. « Chaque fois que l’actualité littéraire le ramène à la surface », écrit Jean Touzot, « le Bloc-notes agrandit le champ reconnu de son excellence : « essais, poésie, théâtre, cinéma, dessin, décoration d’églises et d’assiettes. […] L’éternité donne à Cocteau son vrai visage de prodige sans frontières : “De toutes les cordes que cet archer avait à son arc, aucune n’a rompu” (Bloc-notes, IV) » (Nouveaux Cahiers François Mauriac, 5, 1997).
À la toute fin des années soixante, la biographie de Jean-Jacques Kihm (Jean Cocteau : l’homme et les miroirs, La Table ronde, Paris, 1968), le numéro 1 des Cahiers Jean Cocteau chez Gallimard (1969), le confirment dans l’impression qu’il a été longtemps injuste à l’égard de l’artiste. Cependant il balance jusqu’à sa mort entre les deux sentiments qui ont réglé tous ses rapports avec lui et que résume ainsi le dernier article du Bloc-notes auquel il travaille quelques jours avant sa mort : « Exaspérant et attachant Cocteau ! »