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Illustration de Jean Cocteau pour Today is Friday, pamphlet d’Ernest Hemingway, coll. « The as stable publications », Englewood, 1926.

La Difficulté d’être est d’emblée placé sous le signe de la conversation, dans la filiation de Montaigne allusivement salué à la fin du premier chapitre : « Je m’isole le mieux possible, marche dans la neige, m’enferme dans ma chambre et me venge sur cette feuille de ne pouvoir me livrer au seul sport qui me plaise, que 1580 appelait conférence, et qui est la conversation ». « Mon livre n’a d’autre projet que d’engager une conversation avec ceux qui le lisent. Il est à l’inverse d’un cours » répète-t-il dans le chapitre « Des mots », écho au chapitre « Des noms » des Essais.

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Conversation n’empêche pas littérature, dès lors que l’écrivain s’y engage tout entier et que « la chaîne des mots [lui] ressemble » (« Des mots »). Dans La Difficulté d’être, Cocteau travaille sa conversation, sa ligne, ses phrases, de telle sorte que le lecteur l’y retrouve tout entier vivant à travers l’architecture des mots. Le beau final de cet essai tout à la fois critique et autobiographique l’affirme : « J’en arrivais à nous imaginer si bien, jeunesse pareille à ma jeunesse, debout à l’angle d’une rue, assis dans un square, à plat ventre sur un lit, le coude sur une table, bavardant ensemble. Et je vous quitte. Sans vous quitter, cela va de soi, puisque je me suis mêlé à mon encre assez étroitement pour que mon pouls y batte. Ne le sentez-vous pas sous votre pouce qui tient l’angle des pages ? » Et quelques lignes plus loin : « Voilà toute la différence entre un livre qui n’est qu’un livre et un livre qui est une personne changée en livre. Changée en livre et criant à l’aide pour qu’on brise le charme et qu’elle se réincarne dans la personne du lecteur » (« De la responsabilité »).

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Cependant, pour invoquer des lecteurs bienveillants, pour chercher des amis en puissance, cette conversation n’en est pas moins sous-tendue, comme tous les livres de Cocteau, par sa ligne d’écrivain, qui est une ligne « de chocs et de risques », une « ligne de combat » (« De la ligne »). Affecté par la « lèpre mythologique » qui recouvre sa figure et veut l’en « décaper » (« De la conversation »), Cocteau engage la conversation moins comme on joue une partie de sport que comme on va au combat, avec la volonté de convaincre.

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« De la conversation » et « De la responsabilité », les chapitres qui ouvrent et ferment le livre, se répondent. Puisque « ma cause est difficile à défendre » et que « nul ne vient à mon aide », « j’y courrai moi-même et tâcherai de me suivre de près », dit le premier. Ce lexique devient soudain omniprésent dans le dernier, comme si la perspective de la fin suscitait une sorte de sursaut héroïque mêlé d’angoisse. Cocteau se déclare « de la race qu’on accuse et maladroite à se défendre » dans « ce procès interminable où je me trouve engagé ». Mais il est disposé à répondre de ses idées devant « le tribunal des hommes », prêt à en excuser le verdict, « si fou soit-il ».
Autant que le sport de la conversation à la Montaigne, Cocteau pratique le dur combat du seul contre tous à la Rousseau, sous l’œil de Genet, appelé à comparaître pour la première fois dans un de ses livres.