Le jardin des Vilmorin à Verrières-le-Buisson, où Cocteau écrit au printemps 1946 une partie de La Difficulté d’être, lui inspire dans le chapitre « De la beauté » quelques pages sur « l’instinct reproductif » de l’artiste, les ruses de l’art, les germes secrets qui travaillent une œuvre pour accrocher des lecteurs.
*
La beauté, écrit-il, est « une des ruses que la nature emploie pour attirer les êtres les uns vers les autres et s’assurer leur appui », coûte que coûte et « dans le plus grand désordre », pour la perpétuation des espèces. S’interrogeant sur « l’étrange nécessité de contacts » qui pousse un artiste à publier une œuvre, celle-ci étant « l’expression de notre solitude », il imagine dans l’art « les obscures manœuvres de la nature dans un règne qui s’oppose à elle, qui semble même le combattre ou lui tourner le dos ». L’artiste serait en réalité « l’esclave » des « méthodes universelles de la création » : « […] sans le savoir, il revêt sa force créative d’un attirail décoratif propre à témoigner de sa présence, à intriguer, à effrayer, séduire, subsister coûte que coûte par des signaux sans le moindre rapport avec sa mission et d’un artifice pareil à celui des fleurs ».
Ainsi, contre sa propre solitude, « une œuvre porte en elle sa défense » : « Elle consiste en de nombreuses concessions inconscientes qui lui permettent de convaincre l’habitude et de s’implanter par malentendu. Grâce à cette prise, elle s’accroche et son germe secret travaille. »
*
Chez Vermeer, la beauté qui se « glisse en cachette » « pose un piège parfait, d’apparence naïve comme les plantes ». Shakespeare « reste l’exemple de la plante explosive », projetant ses graines à travers le monde ; Pouchkine celui des espèces qui « refusent de se transmettre ». Genet donne l’exemple d’une plante qui attire par « tout un arsenal repoussant ».
Et Cocteau ? Comme Shakespeare, il appartient à l’espèce qui projette ses graines « à tour de bras », ainsi qu’on le lit dans le chapitre « Du théâtre » :
« Pourquoi faites-vous des pièces ? me demande le romancier. Pourquoi faites-vous des romans ? me demande le dramaturge. Pourquoi dessinez-vous ? me demande le critique. Pourquoi écrivez-vous ? me demande le dessinateur. Oui, pourquoi ? Je me le demande. Sans doute pour que ma graine vole un peu partout. »
Parmi les formes de beauté susceptibles d’attirer vers son œuvre des lecteurs, parmi les « concessions inconscientes », il faut compter au premier chef le charme de sa conversation : esprit d’à-propos, vivacité de formulation, acuité d’intuition, jaillissement des images, drôlerie, élégance. L’art de la conversation est le charme dont, consciemment et inconsciemment tout ensemble, sa personne et son œuvre se revêtent pour « s’implanter par malentendu » et permettre à des germes plus secrets de travailler.