La nuit quitte un parc
Au revoir ! il le faut, pour désunir les couples,
Que je longe en glissant sur mes pieds bleus et souples
L’espalier placide où dorment les fruits mûrs ;
J’ai voulu résister, debout contre les murs…
Mais devant le vainqueur mon orgueil se dérobe.
Regarde : un cri du coq a déchiré ma robe !
La lune incognito va rôder au soleil ;
Tous les géraniums ont leur petit réveil
Parce qu’en chuchotant les découvre ma traîne.
Je marche avec lenteur comme une veuve-reine
Qu’un joyeux conquérant chasse de son palais.
Je suis la fée encor des méchants et des laids,
Pour lesquels nous trouvons ensemble des mensonges !
Au revoir : je te quitte avec ma cour de songes,
De hiboux, de chacals et de chauves-souris ;
L’offense n’atteint plus ma grandeur : je souris ;
Car déjà sur la face inverse de la terre,
Prodige habituel, quotidien mystère,
Avant que sur mon trône flou j’aille m’asseoir,
M’annonce au son du cor mon hérault gris, le Soir.
Le silence me suit et le tapage empire,
Adieu parc ! — Pour garder mon éphémère empire
Et me permettre encor d’y retourner demain,
Je m’en vais, au hasard, tout le long du chemin,
Au milieu des bosquets, au fond des arbres caves,
Dans tous les soupiraux et dans toutes les caves
Poster sournoisement de mes sombres soldats.
Et bientôt tes cyprès, tes ifs, tes résédas,
Que mon clair ennemi recolore et retaille,
Verront, silencieuse et superbe bataille,
Le jour vaincu, fuyard, pantelant, moribond !
Courir vers la colline et la sauter d’un bond.
(Jean Cocteau, « La nuit quitte un parc », Schéhérazade, n° 2, 25 décembre 1909)