L’inauguration du monument Apollinaire à Saint-Germain-des-Prés en 1959 illustre la vivacité d’une querelle vieille de quarante ans : tandis que Cocteau prononce l’allocution, André Breton, accompagné de Tristan Tzara et de la veuve de Picabia, est venu pour perturber la cérémonie. Comme l’écrit Claude Arnaud, « la détestation qu’un de ses héritiers vouait à l’autre restait tout aussi ardente ; deux décennies après qu’Aragon et Éluard s’étaient réconciliés avec lui, Breton continuait d’avoir besoin de haïr Cocteau ; l’ère du Bœuf sur le toit, la période Maritain, les foules du Front populaire, les années de l’Occupation, les caves de Saint-Germain-des-Prés appartenaient à l’Histoire, mais “Rimbaud gendarme” menaçait toujours du bâton » (Jean Cocteau, Gallimard, Paris, 2003).
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Quant à l’émission Un poète, une voix consacrée à Apollinaire sur France 4 Haute-Fidélité le 16 février 1963, on peut aussi y voir un épisode de cette querelle d’héritage : Cocteau dit douze poèmes d’Alcools et deux de Calligrammes (Les Colchiques, L’Adieu, Marie, Le Pont Mirabeau, Mai, Un oiseau chante, Le Voyageur, La Blanche neige, L’Émigrant de Landor Road, La Loreley, Les Sapins, Il y a, À la Santé, Signe). Or il n’en existe aucune autre où le poète dise autant de textes d’un autre poète que lui. Un signe sans doute, s’il en était besoin, de la filiation qu’il souhaite une dernière fois souligner, l’année de sa mort, alors que Breton et Soupault continuent à le démolir de toutes les manières possibles.
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Autour d’Apollinaire s’est en effet développée dès 1917, entre Cocteau et André Breton, une rivalité que le second va maintenir des décennies durant. Si Apollinaire charge Breton d’organiser sa conférence sur « L’esprit nouveau et les poètes » en novembre 1917, c’est à Cocteau qu’il confie l’année précédente la lecture de son poème « Tristesse d’une étoile » lors de la séance du 26 novembre 1916. Et, avant d’être repris par Breton pour son premier manifeste en 1924, le mot « surréalisme », appliqué par Apollinaire aux Mamelles de Tirésias en juin 1917, l’est aussi un mois plus tôt, sous une forme voisine (« sur-réalisme ») à Parade. Pour Jean-Jacques Kihm, Les Mariés de la tour Eiffel, en 1921, représentera dans l’œuvre de Cocteau « le vrai chef-d’œuvre surréaliste selon le cœur d’Apollinaire » (Jean Cocteau, l’homme et les miroirs, 1968).
Du côté de Breton, l’étoile d’Apollinaire connaît pour diverses raisons des hauts et des bas, mais il ne peut dans tous les cas supporter que Cocteau tire le « surréalisme » du poète des Mamelles de Tirésias vers une association entre l’ordre et l’anarchie, entre modernité et classicisme, association que défend pourtant « L’esprit nouveau et les poètes ».
Cocteau, précisément, considère qu’il va dans cette direction plus loin qu’Apollinaire, victime de son cosmopolitisme. Dans sa conférence de 1923 au Collège de France, il se pose en quelque sorte en continuateur conséquent du « vague désir d’ordre » de cet « exilé du dix-huitième siècle » qui vivait boulevard Saint-Germain « dans un petit appartement rempli de statues nègres et de bariolages cruels » :
« Je n’ai pas connu d’homme plus mal à l’aise à l’extrême pointe de son époque. Il la subissait, la mystifiait et la fleurissait délicieusement. Il pressentait une détente. Un jour que nous nous promenions autour du ministère des Colonies où il travaillait, il me confia sa mauvaise humeur. Elle portait sur ce modernisme dont il se voulait l’apôtre et qui l’agaçait beaucoup. Il lui arrivait même, ayant ouvert une écluse, d’injurier l’inondation sous prétexte qu’il avait ouvert l’écluse pour faire une farce. […] Donc, malgré un vague désir d’ordre, Apollinaire s’amusait avec le hasard, la pacotille nègre et les affiches de New York. Il était cosmopolite. Moi pas. »
(« D’un ordre considéré comme une anarchie » (1923), repris dans Le Rappel à l’ordre, 1926.)