« Je l’ai revu à Harlem avant sa mort, solitaire dans un hôpital de New York. Il n’éprouvait aucune amertume de l’oubli où tombent les vedettes. Il suivait, à la télévision, les combats des nouveaux boxeurs. Il les jugeait avec noblesse. Il tenait Cerdan en haute estime.
Maintenant, Al Brown est une sombre fumée dans quelques mémoires. J’ai été heureux de constater que le journalisme sportif de France ne l’oubliait pas, et lui conservait sa place d’étoile au ciel des exemplaires uniques. »
(Jean Cocteau, « L’Affaire Al Brown », Neuf, n° 4, octobre 1951.)
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Les dernières années d’Al Brown furent sans doute pathétiques, comme le sont celles de ces champions noirs américains adulés ou abhorrés dans la gloire et renvoyés si vite à l’oubli après leur chute. Son nom avait pourtant brillé dans la lignée des seigneurs de la boxe, portant l’insolence de leurs victoires jusque dans les fastes provocateurs d’après-matches : il y eut Jack Johnson, Al Brown, Joe Louis, Ray Robinson parmi ces pionniers qui surent transmuer la brutalité en art. Leurs successeurs et disciples (Ali, Léonard…) apprendront à mieux gérer leur talent, leur gloire et leurs recettes.
À quarante-cinq ans, de ses fortunes et flamboiements, il ne restait à Brown que le souvenir de trois costumes et un smoking conservés précieusement dans sa chambre miteuse au plus profond de Harlem. Il vivait en faisant la plonge comme à ses vingt ans, au même endroit, en s’exhibant probablement parfois dans quelque cabaret de bas étage. De rares combats trop tardifs, inutiles et sans envergure dans des arrière-salles dont on imagine le climat, ont ponctué ses années de chute jusqu’en 1948, alors qu’il s’évertuait toujours à jouer les sparring partners pour un dollar par round. Cigale jusqu’au dernier jour, il ne perdit jamais la manie de miser et perdre ses fonds de poche. Il préférait jouer à la loterie ou aux jeux des clubs de pauvres, plutôt que d’améliorer ses repas, si bien qu’il transita de la minceur à la maigreur maladive. Sa silhouette fantomatique a peut-être croisé celle du futur Malcolm X au Small’s Paradise, bar pittoresque du Harlem de tous les trafics : ce dernier, jeune ambitieux, y a fait ses classes comme serveur et délinquant ; le premier, vivant de souvenirs, y traîna longtemps ses quintes de toux et sa voix souffreteuse, paralysé de la partie droite du corps. C’est ce vieil homme avant l’âge que des policiers ramassèrent un matin, au coin d’une rue de Broadway, affalé sur un tapis de bouteilles. On le crut ivre, il était dans le coma, en phase avancée de tuberculose. Il ne lui restait plus que quatre mois à vivre.
En France, l’annonce de sa déchéance avait ému quelques journalistes qui jadis couvrirent ses plus belles prestations. L’idée d’une levée de fonds fut engagée, dans l’espoir de le ramener à Paris pour ses derniers jours comme il l’avait toujours rêvé, mais le rêve s’éteignit trop tôt. Loin de tout exhibitionnisme médiatique, Al Brown mourant reçut du moins quelques visites dont celle de boxeurs français de passage à New York, aussi désintéressés que respectueux du maître déchu : il s’agissait de Marcel Cerdan, accompagné de Jean Walczack, d’Annaloro et de Burston.
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Al Brown s’éteint le 11 avril 1951 sur son lit d’hôpital à Staten Island, près de Harlem.
Sans vie, il sera cependant la vedette d’une ultime parade, non des moins extravagantes : la nuit même de sa mort, trois compagnons d’infortune se présentent à l’hôpital en tant que prétendus parents du défunt et obtiennent qu’on leur remette le cercueil. Ces trois-là vont porter le héros dans les bars de Harlem pendant deux nuits, récoltant suffisamment de dons pour les boire aussitôt à la santé du champion qui s’en serait bien amusé. Le cercueil entrera dans quelques bars, attendra à l’entrée d’autres tripots, et finira par être déposé au fond d’une camionnette qui clôturera l’épopée burlesque par un retour raisonnable à la morgue de l’hôpital.
Alfonso Teofilo Brown fut d’abord inhumé au cimetière de Long Island, près du lieu où il conquit son premier titre de champion du monde. Un an plus tard, son corps fut rapatrié au Panama. Il repose désormais au cimetière Amador Guerrero, tombe n° 3165.
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« De ce temps, les anges noirs enveloppent leur dieu d’éponges et de soies. Je le regarde qui passe, porté, soutenu, entraîné par les anges. Il a le visage à la renverse, le regard perdu, l’effrayante tristesse des chanteurs de sa race lorsqu’ils lancent au ciel les negro spirituals de l’exil. »
(Jean Cau, « Robinson boxe comme on chante un spiritual », Le Figaro littéraire, n° 913, octobre 1963.)