Lorsque Jean Cocteau se lance dans l’écriture de son film, le travail de conception est, pour lui, tout à fait clair. Il s’appuiera sur le socle de sa pièce, dont l’essentiel — mouvement dramatique, effets majeurs, principaux dialogues — est maintenu. Cette transposition lui paraît d’autant plus pertinente que L’Aigle à deux têtes relève, selon sa propre terminologie, d’un « théâtre d’actes » et non d’un « théâtre de paroles ». « J’ai voulu, commente-t-il, que mes personnages agissent plus leurs pensées qu’ils ne les parlent. » De fait, lors de son apparition, blessé au genou dans la chambre de la reine, le jeune Stanislas se tait obstinément pendant toute une longue scène. La reine seule parle, parle devant cette statue qui saigne, rejoignant dans sa logorrhée hautaine et désespérée ses sœurs meurtries de La Voix humaine et du Bel Indifférent. Le silence agit contre la parole et lui impose sa puissance.
Il apparaît également que L’Aigle à deux têtes entretient avec Ruy Blas, dont Cocteau vient d’achever l’adaptation, une parenté vraiment troublante. La pièce de Victor Hugo met en effet en scène une reine puissante mais brimée, enfermée dans son palais et placée sous la surveillance constante d’une camera mayor, espionne du roi et rappelant sans cesse les interdits qu’impose à la souveraine une étiquette de fer. Dans L’Aigle à deux têtes, il est également question d’une reine recluse en son château et qu’une archiduchesse invisible fait espionner par une lectrice à laquelle le protocole donne le pouvoir redoutable d’entrer à tout moment dans les appartements royaux. Dans les deux œuvres, un jeune homme, dont la reine s’éprendra immédiatement, est introduit dans cette prison princière grâce à la ruse d’un homme machiavélique. Qui plus est, les deux jeunes hommes auront des blessures analogues : Ruy Blas saigne abondamment du bras devant la reine ; tandis que Stanislas a le genou en sang au moment de son apparition. Enfin, au dénouement, lorsque Ruy Blas et Stanislas croient à tort que la reine repousse leur amour et les méprise, ils décident également de se donner la mort par le poison.
Mais ce n’est pas tout. Car à bien des égards, L’Aigle à deux têtes sort aussi du creuset de La Belle et la Bête. Les deux actions se passent dans un château plein de ténèbres et de flambeaux ; dans l’un et l’autre films, ce château abrite un monstre tout puissant, Bête véritable dans le cas du conte, Bête travestie en reine dans celui de la tragédie. On pourrait continuer longuement cette mise en parallèle : les deux monstres meurent d’amour, blessés par l’intrus ou l’intruse qui, en violant leur demeure, a sauvé leur âme. Dans les deux cas encore, il est question de doubles qu’on ne voit jamais ensemble : le bel Avenant donne ses traits au Prince lorsque la Bête meurt, et Stanislas est l’incroyable sosie du roi assassiné…
L’Aigle à deux têtes n’est peut-être pas le film de Jean Cocteau le plus estimé par la critique, mais il n’en constitue pas moins par l’entrecroisement de toutes ces influences, une clé de lecture importante de toute une partie de son œuvre.