Jean Cocteau se souviendra toute sa vie de la totale liberté qui fut la sienne pour ce film né en 1930 de la commande privée d’un riche aristocrate épris de modernité, le vicomte Charles de Noailles.
Pensant tout d’abord se lancer dans la réalisation d’un dessin animé, il y renonce bientôt et propose alors au mécène de « faire un film aussi libre qu’un dessin animé, en choisissant des visages et des lieux qui correspondent à la liberté d’un dessinateur inventant un monde qui lui est propre ». Noailles, que l’idée séduit, accepte et ouvre un crédit d’un million de francs or. « J’inventais le cinéma pour mon compte, explique Cocteau, et l’employais comme un dessinateur qui tremperait son doigt pour la première fois dans l’encre de Chine et tacherait une feuille avec. »
De fait, le poète tiendra son ignorance de toute technique cinématographique pour une chance qui lui permettait de modeler ses images au plus près de son imaginaire, sans que les académismes et les savoir-faire ne le brident.
Ce film est aussi le plus incorporel et le plus concrètement physique de son œuvre. Une bouche large comme une blessure apparaît au creux d’une main ; un torse nu est caressé jusqu’aux marges de l’interdit ; une langue de petite fille tire sa pointe insolente d’esquimau glacé… Le Sang d’un poète est, à la limite dépassée de ce que l’époque permettait, un film légèrement obscène. Il montre non des idées de corps, mais des fragments de choses corporelles qui semblent venir d’un rêve.
Le choix de la discontinuité plastique, l’absence de narration claire ajoutent encore à la naturalité de ces fragments arrachés qui arrivent en foule. Avec ses cheminées d’usine qui tombent, son coq poussant un cri dans un hôtel, ou encore cet homme noir qui, en slip, descend un escalier en boitillant, avec au dos des ailes en fil de fer, tous ces morceaux d’enfance découpés dans le journal de la mémoire et collés les uns aux autres font que le film ne dessine aucune ressemblance. On ne doit pas vraiment chercher ce que cela veut dire. Le non-sens apparent provoque le regard, et c’est ce regard ravivé que Cocteau recherche d’abord au cinéma.
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Avec son premier film, le poète fait marcher la pendule de l’art moderne à l’envers : ces éclats montés, qu’une symbolisation raisonneuse remettrait facilement en ordre, font revenir le cinéma aux premiers poèmes-conversations d’Apollinaire et aux papiers collés de Braque et de Picasso.