La Voix humaine incarne une réussite importante dans le défi que se donne Cocteau à ce moment-là, expliqué dans une interview à L’Écho de Paris : « être banal sans faiblesse ; atteindre plusieurs publics, avec loyauté » (14 février 1930).
Le choix même de la Comédie-Française souligne une volonté de contact avec le grand public : c’est, dit l’auteur dans la même interview, « une belle salle avec un public mystérieux, innombrable, connaissant à peine le nom des auteurs, capable de faire la queue sous la neige pour applaudir une interprète et de l’attendre à la porte des artistes, un public qui écoute et qui ne préjuge pas ». Et puis, ajoute-t-il, « la Comédie-Française flatte mon goût des livres d’enfance : les Jules Verne rouges à tranches d’or. J’y retrouve le style de Robert Houdin, des manèges à vapeur, de Fantômas ; velours, draperies, moulures, cariatides, bustes, girandoles, spectres de gloire, et ce rideau solennel qui ne devrait se lever que sur des chambres de crime, sur des groupes historiques du musée Grévin, sur les farces cruelles de Molière, sur la fatalité des Atrides. »
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Pour ce public impossible à rencontrer dans les salles d’avant-garde, Cocteau s’installe donc délibérément dans le lieu commun : banalité du drame, banalité du propos, banalité du personnage, « une femme quelconque, ni intelligente ni bête, une abonnée-type » (interview dans Paris-Midi, 7 février 1930). D’une certaine façon, il persévère dans la réhabilitation du lieu commun, mais en s’adressant plus directement encore à « un public avide de sentiments », que la préface de la pièce oppose au public « avide de sensations » des scènes « dites d’avant-garde », qui « ne respecte rien ».
Brusquant les habitudes d’une Comédie-Française qui « oublie le manque de tenue de Molière » (Bravo, 21 février 1930), mais aussi ses propres habitudes de bonne éducation, Cocteau renonce ici à toute pudeur, à toute décence, à toute tenue, pour montrer « une femme anonyme qui souffre », un cœur qui souffre et parle à un public qui respecte et comprend les choses du cœur.
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De là l’extraordinaire banalité du monologue-dialogue, dépouillé de toutes les sensations que la conversation peut procurer quand elle vient de Cocteau, pour la plus grande surprise de ses admirateurs : « On aime le voir marcher sur la tête ou sur les mains. Le voir, l’entendre souffrir, déroute. Je n’ai pas été le dernier surpris, ni surtout le dernier ému » (Maurice Martin du Gard, Les Nouvelles littéraires, 22 février 1930). De très nombreux chroniqueurs expriment leur déception de ne pas retrouver dans le texte de la pièce « l’Ariel de la conversation » présent dans Orphée. Or Cocteau prend soin justement de s’interdire tout ce qui donnerait l’impression d’une conversation d’esprit, c’est-à-dire ce « brillant sans base » dans quoi elle dérape quand elle n’exprime pas les choses avec exactitude : « le brio, le dialogue du tac au tac, les mots d’amoureuses » (préface de la pièce). Demeurent quelques passages imagés où la critique voit des mots ou des trouvailles de l’auteur (le récit des rêves, l’évocation de la « voix autour du cou » du fil enroulé), mais la préface invite à y voir plutôt des « tournures littéraires » et un peu sentimentales du personnage, dans un texte « où les fautes de français, les répétitions, les tournures littéraires, les platitudes, résultent d’un dosage attentif ». Réflexion de Jacques Chardonne plusieurs fois rapportée par l’auteur, notamment dans l’interview à Paris-Midi : « [Il] me disait que l’ensemble des répliques ne pouvait être signé que de moi, mais que, prises à part, aucune ne pouvait évoquer la moindre signature. »