L’Ode à Picasso constitue l’un des premiers hommages du poète à son ami peintre. Cocteau explique son projet dans une brève préface manuscrite qu’il n’a finalement pas utilisée :
« Un poète peintre est aussi désuet qu’un peintre intellectuel. C’est pourquoi, parlant d’un peintre j’évite de peindre. Je lui consacre un poème non décoratif mais réaliste. J’essaye de m’exprimer le plus possible sur son drame avec un vocabulaire modeste, d’employer le vide comme une marge, de jouer latin, de mettre les pédales, de ne pas chercher le mot qui “fait chanter” l’autre, mais de réunir un petit nombre de mots usuels dont seules les perspectives s’harmonisent. […] »
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« Voici donc un Espagnol, pourvu des plus vieilles recettes françaises (Chardin, Poussin, Le Nain, Corot), en possession d’un charme. Les objets, les visages le suivent jusqu’où il veut. Un œil noir les dévore et ils subissent, entre cet œil par où ils entrent et la main par où ils sortent, une singulière digestion. Meubles, animaux, personnes, se mêlent comme des corps amoureux. Pendant cette métamorphose, ils ne perdent rien de leur puissance objective. Lorsque Picasso change l’ordre naturel des chiffres, il arrive toujours au même total. […]
Picasso s’essaye d’abord sur ce qui se trouve à portée de sa main. Un journal, un verre, une bouteille d’Anis del Mono, une toile cirée, un papier à fleurs, une pipe, un paquet de tabac, une carte à jouer, une guitare, la couverture d’une romance : Ma Paloma. […]
Comme toutes les grandes choses, l’événement Picasso se présente avec naturel. On hésite à l’encombrer d’un texte. On hésite d’abord parce que la beauté ne comporte aucun sous-titre, on hésite aussi parce que le mystère spécial de cette beauté menace, dès qu’un écrivain s’en mêle, de faire incriminer de littérature le moins littéraire des peintres. »
(Jean Cocteau, Picasso, Stock, Paris, 1923.)