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Lettre de Jean Cocteau dans Les Cahiers du mois, n° 16-17, 1925. « Si tu veux prendre un plaisir comme il y en a peu, cours au film de Chaplin : La Ruée vers l’or » (Jean Cocteau, lettre à sa mère, 11 octobre 1925).

Si en 1925 le premier film tourné par Cocteau (aujourd’hui perdu) s’intitule Jean Cocteau fait du cinéma en référence à Charlot fait du cinéma (court-métrage de 1916), son admiration totale pour Chaplin ne va pas sans quelques réserves, dues à sa crainte de voir ce pur poète dévier de la ligne de son génie, dont le sommet lui semble être alors Une Vie de chien (1918).
« Plus Chaplin va, plus il patauge », dit-il en 1923 dans Les Nouvelles littéraires, en visant The Kid (1921) : « Jadis, il circulait dans son film comme l’électricité dans une usine, comme un thème dans une fugue. On ne pouvait le séparer ni de son décor, ni de ses acolytes. Maintenant, il joue comme Sarah Bernhardt ou Chaliapine. […] De poème, il devient poète et pas toujours très bon » (24 mars 1923).
Même style de remarque dans Les Cahiers du mois en 1925 : « On a trop dit à Chaplin qu’il était poète, alors il a voulu le devenir. C’est dommage. » Mais La Ruée vers l’or lui fait revenir sur ses réserves : « Cette bande est un chef-d’œuvre absolu. » Le film, « chef-d’œuvre égal par le détail et l’ensemble à L’Idiot, à La Princesse de Clèves, au théâtre grec » (Opium, 1930), demeurera jusqu’à la fin à son palmarès des très grands films du cinéma mondial. « C’est un cadeau dans une vie d’artiste », ajoute-t-il dans Mon premier voyage (1937) ; « Un de ces ouvrages qui respirent la chance d’un bout à l’autre et qui marchent sur la neige entre la terre et le ciel. »

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Cocteau aime le premier Chaplin pour sa poésie, sa légèreté, laquelle vient du fait qu’il « ne souligne aucun des effets qu’il trouve sans interruption » (Carte blanche, article du 28 avril 1919), qu’il ne pense pas ses gags, comme il l’écrit en 1954 après avoir revu Modern Times (1936), « qui reste d’une grâce admirable et illustre par une suite ininterrompue de faits irrésistibles cet agir sans penser qui caractérise le génie de la nature ». Il ajoute : « Et si je disais cela à Chaplin, je le vexerais, car il veut penser et prendrait le plus bel éloge pour une injure » (Le Passé défini, 15 octobre 1954).
Cocteau apprécie donc assez peu la dimension sociale des longs métrages de Chaplin, qu’il juge « incroyablement conventionnel dans ses idées humanitaires » (Le Passé défini, 30 juillet 1957). Il déplore ainsi « la rage enfantine d’humanitarisme » de Limelight (Le Passé défini, 18 novembre 1952). Un roi à New York (1957), qui n’est « que charmant, mais à l’extrême », a pour lui « tort de finir sur le gosse qui moucharde » (Le Passé défini, 27 octobre 1957), dont Picasso peu après dénonce devant lui le discours marxiste. Déjà, Le Dictateur, sorti aux États-Unis en 1940 mais qu’il n’a vu qu’après la guerre, lui semblait en 1945 difficile à juger, parce que « le comique et le tragique s’y nouent mal et les gags (il y en a d’étonnants) ne collaborent pas au rythme de l’ensemble » (Journal 1942-1945, 6 avril 1945).
En revanche, il met très haut Monsieur Verdoux (1947), film d’un comique noir qui déroute beaucoup les habituels admirateurs de Chaplin, et dans lequel il voit un drame à la Kafka « où Chaplin se résume » (Combat, 2-3 juillet 1949).