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Hommage de Jean Cocteau à Georges Simenon (article repris dans  Mes Monstres sacrés, (1979) et du second au premier (« Il y avait une fois… »,  Points et Contrepoints, n° 58, 1961).

L’article de Cocteau ci-contre évoque « l’amitié fraternelle » qui le lie à Simenon, « sans autre motif que cette énigme que l’amitié pose et qu’elle n’éprouve aucune peine à résoudre. »  Le Passé défini en témoigne dans plusieurs pages, avec certes une liberté de ton et d’éclairage qu’on ne trouve guère dans les hommages publics, mais qui n’ajoute ni ombre ni tache à leur amitié.

« Dîner au château que les Simenon ont loué et transforment de fond en comble. Les pièces, l’éclairage, le personnel reflètent l’étrange atmosphère inculte où vivent Georges, sa femme et le fils aîné. C’est l’inconfort impersonnel d’une vaste entreprise commerciale de romans écrits à la chaîne. L’admiration que Georges me porte est une manière d’acte de foi, car je me demande s’il connaît une ligne de mon œuvre. (Même jeu pour Marcel Pagnol.) Ni Georges ni sa femme n’écoutent, même si on répète et s’efforce de crier ce qu’on essaye de leur dire. Cœur d’or. »
(Jean Cocteau, Le Passé défini, novembre 1958.)

*

« Georges [Simenon] ne boit plus. Une goutte d’alcool le saoule. Sa femme m’aime parce que je suis le seul à ne pas lui avoir fait grise mine lorsqu’il revint avec elle du Canada. C’était alors une petite paysanne avec des nattes roulées sur les oreilles et la taille lourde. La voilà de nouveau enceinte et heureuse de parler de son ventre. Mais la paysanne a changé de style. […] Après le déjeuner, Simenon (qui parle des voitures comme un connaisseur parle des vins et conduit fort mal) nous mène chez Viviani le tailleur des princes. C’est du moins Georges qui l’affirme et le présente comme n’habillant que les personnes capables de montrer patte blanche. La boutique est pleine de toiles de maîtres dont presque toutes sont fausses. Georges les admire et lui offre huit millions d’un faux Modigliani assez mal imité par un peintre de Montparnasse. Rien de plus naïf que ce Georges. Il se croit passé maître dans l’art de rouler le fisc. Il achète des châteaux de cinéma qu’il meuble avec les laissés-pour-compte ruineux d’un antiquaire de Lausanne. […] Il y a du Pagnol dans son cas, mais sans désordre. Marcel c’est le désordre de la chance marseillaise. Georges c’est l’ordre du nouveau riche après une longue et laborieuse attente. L’un et l’autre saluent de loin la beauté sans la connaître et tirent leur valeur d’on ne sait quel charme, d’on ne sait quelle malice paysanne, d’on ne sait quel pifomètre infaillible à sentir l’odeur de l’argent et à fabriquer des pièges où le prendre. »
(Jean Cocteau, Le Passé défini, novembre 1958.)