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En raccourci, ce qui arrive aux Mortimer. Onze des soixante-quatre dessins de L’Album des Eugènes, petite bande dessinée sur la capacité d’inquiétude de l’homme.

Paradoxe de cette « préface » à une vie nouvelle : le point de départ du livre n’est pas un texte, mais un dessin, d’où sort, sous forme de 64 planches séparées, une petite bande dessinée sur la capacité d’inquiétude de l’homme, thème venu de Gide et que reprend quelques années plus tard Le Grand Écart (1923). Un couple Mortimer (type du bourgeois sûr de lui) termine son voyage de noces en Suisse. Dîner, théâtre, religion, rêve, poésie, danse, peinture, musique… « Rien ne trouble les Mortimer ». Des Eugènes, ces « microbes de l’âme », veulent en faire leur repas. Ils les suivent, les surveillent, cherchent la faille pour entrer en eux, croient avoir trouvé : ils vont utiliser « la chose », distillée en élixir et vaporisée par la serrure de leur chambre. Inquiétude des Mortimer, terrible angoisse ; les femmes Eugènes les vident, les Eugènes féroces les coupent en morceaux et les avalent (cinq dessins). Vient le moment de la digestion (cinq dessins aussi) : impossible ! Et les Mortimer vomis « peu à peu, se recomposent et… se retrouvent dans leur chambre au moment où frappèrent les Eugènes », comme si de rien n’était. Sous-titre de cette petite fable : « Une histoire qui de finir bien n’en que plus mal se termine ». En effet, les Eugènes « sont terribles », mais « ils sont indispensables » : « Ils exécutent les mues. » (« Postambule »).

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L’erreur des Eugènes avec ces Mortimer-là est d’avoir utilisé le mauvais moyen : de la musique de Wagner, Parsifal, l’opéra de 1882. Dans le texte ajouté aux dessins et qui raconte la mue existentielle et artistique de l’écrivain, un grand wagnérien est le personnage de « Pygamon le parnassien », alias Catulle Mendès. Cocteau lui avait consacré un poème enthousiaste dans Le Prince frivole (1910) : « Grand ami, le soir tombe, et vous ne viendrez pas… » Dans Le Potomak, il en fait un portrait acide, par l’intermédiaire d’une lettre que lui adresse son confident Persicaire (type du poète bienveillant et compréhensif) en réponse à l’envoi de L’Album des Eugènes.
Persicaire lui raconte son évolution artistique : elle l’a conduit de Catulle Mendès à Rimbaud. La sienne conduit Cocteau de Wagner à Stravinski, le compositeur des Ballets russes, à qui il s’adresse longuement au début et à la fin du livre. Stravinski, c’est pour lui L’Oiseau de feu (1910), Petrouchka (1911), mais surtout le terrible choc du Sacre du printemps en 1913. C’est aussi Le Rossignol (créé à Paris le 26 mai 1914), que le compositeur termine en Suisse, au sanatorium de Leysin, où Cocteau l’a rejoint le 7 mars 1914 pour travailler avec lui à un projet de ballet, David.
D’où un petit jeu ironique : Cocteau fait mourir Pygamon le wagnérien d’une fiente de rossignol tombée dans son omelette… De son côté, le « monstre doux » appelé Potomak ne digère pas Parsifal. En revanche, il digère très bien un programme des Ballets russes !

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« L’Album des Eugènes s’est imposé à moi dans un salon de campagne où, chaque jour, on me jouait ta musique », écrit Cocteau dans sa dédicace à Stravinski. Mais il y a aussi Gide, dont l’influence sur le texte du Potomak est visible : « Potomak, c’est le Paludes de Gide », dira Anna de Noailles en forçant le trait (Cocteau parlera plutôt d’une « espèce de paraphrase, un peu moqueuse peut-être », des Nourritures terrestres).
Or Gide est aussi là quand surgit le premier Eugène. Cocteau séjourne alors en Normandie chez le peintre Jacques-Émile Blanche (7 octobre – 7 novembre 1913), pour faire aboutir un projet de comédie de boulevard dans le style de Labiche auquel Blanche l’a associé peu avant (Albion ou le Parfait gentilhomme, publié en Pléiade dans le Théâtre complet de l’écrivain). Gide arrive en voisin de Cuverville le 14 octobre. Le premier Eugène s’impose à Cocteau le soir même, puis d’autres suivent, d’abord dans l’idée d’amuser les dames semble-t-il, et de distraire un petit garçon de six ans accueilli dans la maison. Mais l’aventure tourne autrement, comme le note Blanche le 21 octobre dans son journal :
« Jean Cocteau travaille. La “Bible” des Eugènes prend forme. Que deviendra cet étonnant projet, issu de je ne sais quel rêve, à la suite des soirées d’Offranville où il dessina pour amuser ces Dames les premiers Eugènes ? Nous commençâmes par rire. Nous sommes maintenant hantés par ces personnages. Ils sont commodes pour désigner l’occulte, le mystérieux, l’inexpliqué qui, chaque jour d’une minute à l’autre, vous frôle. Les Eugènes ? La gêne métaphysique. »