Les dessins du livre font penser, par leur trait naïf, leurs silhouettes très stylisées, leur absence d’arrière-plan, à un album naïf pour enfants. Cocteau lui-même les trouve plats. Il avertit, à la fin du « Prospectus » : « Les dessins : Il me faut du courage pour laisser soixante-deux vignettes fades [64 finalement] à la surface d’une œuvre profonde comme l’individu. Ces régates provoquent la natation au détriment du scaphandre. » Pourtant, si le lecteur fait la planche sur les dessins, le seul élément du livre à ne subir aucune retouche entre l’édition de 1919 et la deuxième édition de 1924 est bien cet Album des Eugènes, qui a l’avantage d’imager de façon extrêmement lisible le drame central du contact angoissant mais nécessaire avec l’inconnu (Cocteau ajoutera en revanche dans la deuxième édition une ligne de préface pour critiquer le « style rococo » de son texte, son « affectation fatigante » à « fuir le lieu commun »).
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Cette franchise du trait, cette « écriture gros » qu’il revendique dès Parade en 1917 comme un moyen de toucher tous les publics (à condition qu’on y devine une « obscurité de profondeur » entre les lignes), Cocteau la tient de sa pratique du dessin de caricature à l’école de Sem et Cappiello, notamment dans Comœdia entre 1909 et 1912.
Mais il y a aussi l’intérêt pour les géométries angulaires du dessin cubiste, bien avant sa rencontre avec Picasso en décembre 1915. On connaît de lui un Autoportrait cubiste dessiné en 1910. Dans son compte rendu du Potomak en août 1919, Jacques-Émile Blanche en parlera comme d’une « sorte d’Introduction à la vie dévote du cubisme ». Le trait cubiste inspire en effet quelque peu la manière de dessiner les Eugènes, du moins les hommes, comme on le voit dans le dessin ci-contre. Tandis que les Mortimer, fermés à toute inquiétude métaphysique, sont tout en rondeurs, l’arrondi parfait du crâne des Eugènes se casse sur l’angle du nez, que prolonge l’angle du col de chemise, jusqu’à l’arrière de la tête comparé par Cocteau à « l’arête, pour ainsi dire, d’un parchemin roulé à demi », (« Comment ils vinrent »).
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Ligne courbe et ligne droite, angle et arrondi, sphère et cube : deux motifs s’opposent, dont la symbolique est suggérée dans le texte du Potomak. Dans Le Mot (n° 18, 1er juin 1915, article « Isme »), Cocteau note que « Cubisme fut commode pour un gros public et, du reste, bien trouvé par hasard, comme réaction du Cube fondamental d’où la force rayonne par les angles contre la Sphère et la Courbe écœurante à la longue (guirlandes, hamacs, palmes, gondoles, etc., etc.). » Il y revient dans une page du Secret professionnel (1922), en précisant que, si « ces données n’inspirent pas le poète », elles « le stimulent » : « La sphère est faite d’un amalgame d’angles. Par les angles, par les pointes, s’échappe la force. […] Chute des angles signifie donc : sphère idéale, disparition de la force divine, apparition du conventionnel, de l’humain. » L’appétit des inquiétants Eugènes aux angles massifs, dressés sur leurs « petites bottines absurdes », c’est l’irruption d’un infini inquiétant dans l’œuf de certitudes des Mortimer.
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Après la guerre, la signification des Eugènes se reporte sur la figure de l’ange, « monstre sportif » situé « entre l’humain et l’inhumain » dont les plongées vigoureuses dans le monde des vivants se reconnaissent à certains signes « que possède tout vrai poète » (Rimbaud, Verlaine) : « Désintéressement, égoïsme, tendre pitié, cruauté, souffrance des contacts, pureté dans la débauche, mélange d’un goût violent pour les plaisirs de la terre et mépris pour eux, amoralité naïve » (Le Secret professionnel).