Spectacles / Théâtre

La Machine infernale

La rencontre d’Œdipe et du Sphinx

Photo de l’acte II légendée par l’auteur, en couverture de la revue Les Annales (13 avril 1934). La fameuse tirade du Sphinx dans l’édition originale et sur disque Ultraphone enregistré par l’auteur (le Sphinx) et Jean-Pierre Aumont (Œdipe) en 1935.

Acte II : Œdipe, dix-neuf ans, rencontre à la nuit tombée, au pied d’un temple en ruine dominant Thèbes, une jeune fille de dix-sept ans qui d’abord lui fait peur (il rêvassait et croit tomber nez à nez avec le Sphinx), puis l’intrigue, l’agace, l’intrigue encore : elle prétend lui livrer le moyen d’entrer en contact avec le Sphinx. Œdipe ferme les yeux, compte jusqu’à cinquante, ouvre les yeux : il est piégé. La scène qui s’ensuit contient une tirade devenue immédiatement célèbre, au cours de laquelle, devant un héros « un peu ridicule » mis à genoux par un « charme » irrésistible, ligoté par un fil invisible, le Sphinx se lance dans la description de « l’opération » par laquelle il réduit les « plus superbes » et les « plus insolents » à sa merci. D’abord traité en jeune fille gamine et curieuse, il prend sa revanche à travers une démonstration de sa puissance, s’amusant à faire peur au héros par le spectacle « pour rire » de la mise à mort qui l’attendrait… s’il n’avait su lui plaire.
Au fil de ce bavardage volubile (très féminin ?) et complaisant, le Sphinx montre un profil à la fois drôle et inquiétant : on dirait une bonne femme parlant tout en travaillant à son métier à tisser, mais aussi une tricoteuse divine, une Parque tissant le fil d’un destin qu’elle va bientôt couper, ou encore une araignée géante emmaillotant sa proie dans un réseau de nœuds inextricables.

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L’image du texte comme tissu est ancienne, grecque déjà : il n’est pas difficile de deviner dans ce spectacle du Sphinx au travail une image de l’auteur lui-même au travail, décrivant avec une visible complaisance comment il s’y prend pour charmer les spectateurs en les enroulant dans les nœuds d’un fil « invisible et majestueux ».
L’action du Sphinx repose tout entière sur le langage et les opérations de l’esprit : vouloir et penser suffisent à faire, à serrer ou à détendre des nœuds, mot plusieurs fois répété qu’il faut comprendre aussi au sens théâtral. Spectacle dans le spectacle, la tirade, qui communique l’impression d’une dépense d’énergie incroyable, décrit dans un flot d’images étourdissant le travail aboutissant à l’étoffe dont est faite la pièce.
Passer de l’autre côté du décor justifie sans doute que Cocteau enfreigne ici sa conception du théâtre, exprimée dans sa préface de 1922 aux Mariés de la tour Eiffel : imager l’action, non le texte ; remplacer la « poésie au théâtre » par la « poésie de théâtre ». La tirade du Sphinx, c’est bien de la « poésie au théâtre », qui multiplie les images en rafale, dont les enchaînements rapides surprennent et enchantent à la fois par leur justesse. Comme le « divin charabia » d’Athéna dans le poème d’Opéra « L’Oracle », cela va vite, trop vite sans doute pour que le spectateur, ébloui par un tel crépitement, ne perde pas pied. Mais c’est bien ici ce que recherche l’auteur : mettre le spectateur sous hypnose.

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Dans la dactylographie de travail remise à Louis Jouvet en février 1933, Cocteau soulignait en effet l’atmosphère d’incantation dans laquelle, par la musique et la diction, doit baigner ce passage : « On entend une note très haute et très douce, une note continue de scie, ou d’ondes, ou d’orgue qui n’arrêtera plus d’accompagner le travail du Sphinx et sur laquelle il parle d’une voix grave, coupante et monocorde, hésitant et prononçant chaque syllabe comme s’il lisait un procès-verbal. »
Les répétitions de la pièce l’amènent à modifier un peu ses recommandations : il demande à l’actrice du rôle, Lucienne Bogaert, de parler « comme une mitrailleuse — un télégraphe — une écuyère méchante et insolente » (lettre à Louis Jouvet). Il la fait aussi répéter d’après un disque de Sarah Bernhardt interprétant le monologue de Phèdre (La Voix de son maître, 1903), qu’il utilisera à nouveau pour réaliser une imitation de la grande actrice sur Radio Luxembourg trois ans plus tard. Un chroniqueur dramatique le remarque à la création : « Je me demande […] comment [Lucienne Bogaert] a pu si bien piger la diction de Sarah Bernhardt, elle qui ne l’a pas connue ? Est-ce d’après un disque ? Ou d’après Cocteau ? » (François Porché, La Revue de Paris, mai 1934).