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Programme de la création, avec une note de l’auteur sur sa pièce.

Orphée est une création de la compagnie Pitoëff. Georges Pitoëff, qui signe la mise en scène, joue le rôle d’Orphée ; sa femme Ludmilla joue Eurydice. La pièce est dédiée à leurs enfants, parce qu’ils vivent « de plain-pied avec le mystère » et sont l’exemple de ce public idéal que l’auteur désire pour ses œuvres.
C’est donc toute une famille que Cocteau associe à l’aventure de sa pièce, dont le dénouement heureux (Orphée et Eurydice unis par l’amour revivent dans leur maison comme au paradis) fait l’éloge de l’amour, richesse du cœur dont le poète a trouvé dans son metteur en scène un exemple unique :
« Auprès d’aucun homme de théâtre je n’ai ressenti autant de tendresse. Car on ne pouvait atteindre Georges Pitoëff que par l’amour. Et si on le lui donnait, il vous le rendait au centuple. L’amour fécondait et baignait ses moindres entreprises. »
(Jean Cocteau, hommage à Georges Pitoëff en 1949 pour le 10e anniversaire de sa mort.)

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L’interprétation des Pitoëff, si elle emporte globalement l’adhésion, suscite aussi des réserves, celles d’André Levinson notamment, critique de théâtre et de danse estimé de Cocteau. Levinson, qui avait beaucoup apprécié son Roméo et Juliette en 1924, estime cette fois qu’il y a incompatibilité totale de tempérament et de style entre Cocteau et Pitoëff. Il critique notamment la manière dont ce dernier joue Orphée :
« Chez ce sensitif, le trémolo perpétuel entrave l’articulation ; l’émotion l’étreint à la gorge et déforme le discours ; il avale la moitié des mots. Il ne s’agit pas là d’un défaut d’élocution et d’émission vocale, mais d’une manière d’être. Le flux intérieur désagrège la forme. Je ne conteste pas ici cet art bègue et aphone à force d’être “vécu”. Mais je le proclame contraire à ce qu’il y a de plus précieux dans Cocteau : la netteté commandant au désordre, le sang-froid de l’opéré sous le scalpel. »
(André Levinson, « L’Orphée de Jean Cocteau », L’Art vivant, 1er août 1926.)

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Cocteau pour sa part appréciait le jeu « céleste » des deux acteurs, parfaitement ajusté sans doute aux perspectives également célestes d’une pièce écrite tout à la fois dans le souvenir de la mort de Raymond Radiguet et dans l’élan de sa récente (et passagère) conversion au catholicisme. Il rendra hommage à plusieurs reprises au couple d’acteurs, notamment dans ce texte sans date :
« Georges et Ludmilla Pitoëff me figurent la noblesse, la grâce, le désintéressement, la bonté l’invisibilité du beau véritable.
Ils vivaient dans une ombre : celle des songes, de l’amour de leurs enfants et du théâtre. S’ils quittaient cette ombre, ils se jetaient vers les feux de la rampe avec la folle imprudence des papillons de nuit. Ils s’y sont brûlés l’un et l’autre.
Lorsqu’ils vivaient, ils étaient “un peu morts” comme tous les poëtes. Je veux dire que les choses qui paraissent essentielles à ceux qui vivent complètement ne les intéressaient pas.
Charmantes têtes de morts étaient leurs visages de nerf et d’os. Aucune graisse n’en interceptait les ondes. Et il arrivait à Madame Pitoëff, dans tel de ses gestes, de prendre l’air crucifié de quelque épouvantail dont l’usage serait de charmer les oiseaux. Elle en semblait parfois recouverte.
Pitoëff, lui, marchait sans laisser d’empreintes. Un peu au-dessus du sol. Sa voix lointaine était un silence à l’envers, l’ectoplasme qui coule de la bouche d’un médium, une flamme détachée de sa mèche.
Le couple flambait, se consumait, semait des cendres chaudes.
J’ai vu, récemment, à Düsseldorf, de remarquables artistes interpréter mon Orphée que les Pitoëff créèrent.
N’ayant jamais le sou, Georges avait monté mon acte grâce au prêt d’un domestique. Lorsque je jouais, avec eux, à la reprise, les rires du Public me déroutaient. Ludmilla me dit : “Un public s’exprime par le rire ou par les larmes. Si on l’émeut sans qu’il sache pourquoi, il rit.” Elle estimait qu’un public se désindividualise et devient un enfant. Toujours enceinte, elle aimait l’enfant Public et lui trouvait mille excuses maternelles. »
(Jean Cocteau, hommage aux Pitoëff, texte sans titre et sans date.)