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Première édition clandestine de Querelle de Brest, « strictement hors commerce », publiée sans date et sans nom d’éditeur en novembre 1947 par Paul Morihien, avec vingt-neuf dessins de Jean Cocteau. Tirage à 525 exemplaires. Morihien publie un mois plus tard une deuxième édition clandestine, non illustrée, tirée à 1850 exemplaires.

Cocteau a des liens d’estime et d’amitié étroits avec Genet depuis leur première rencontre en février 1943. La lecture de Notre-Dame-des-Fleurs l’a bouleversé, comme un exemple d’œuvre qui réussit par son audace même dans le déploiement baroque d’un univers repoussant : « Or, c’est justement le bagne, l’érotisme, toute une psychologie neuve et pour ainsi dire physiologique, tout un arsenal repoussant, qui lui vaut le contact, intrigue et attire ceux qui y paraissent les plus rebelles. » (La Difficulté d’être, 1947).

Cocteau, dont l’expression graphique s’avère plus libre que l’écriture quand il s’agit d’érotisme, trouve dans sa collaboration « anonyme » à l’édition de Querelle de Brest une manière de se mettre à l’unisson d’un « élève qui devient son maître » et que, dans La Difficulté d’être il considère comme « un moraliste, si paradoxal que cela paraisse ».
Une morale illustrée par cette « parole poignante » prononcée dans une conversation sur Querelle de Brest précisément : « Ce n’est pas assez de regarder vivre ses héros et de les plaindre. Nous devons prendre leurs péchés sur nous et en subir les conséquences. »
Querelle de Brest est aussi l’œuvre de Genet dont l’univers se rapproche le plus de la mythologie de Cocteau, depuis ses séjours à Villefranche dans les années vingt et les rencontres de Desbordes et de Marcel Servais. Genet, lui-même imprégné de l’œuvre de son aîné, s’est sans doute souvenu, en choisissant le titre définitif de son roman, du dessin d’Opium intitulé « affaire de mœurs », qui représente un marin décapité, bras gauche mutilé sur le sexe, dont le torse est masqué par une carte formée de quatre profils avec, au centre, la ville de Brest.

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Les dessins de Cocteau ne serrent pas de près l’histoire, dont les péripéties criminelles sont négligées (deux meurtres sont commis), mais exaltent un idéal masculin. Une vingtaine montre des marins faunesques, aux poses viriles, au sexe lourd et très apparent, aux tétons saillants, à la pilosité foisonnante, la plupart en train de « prendre leur pied » d’une manière ou d’une autre. Le moins éloigné de la ligne du roman montre deux garçons également virils dans une scène de sodomie, scénario qui revient plusieurs fois dans Querelle de Brest, quoiqu’entre des hommes d’âges nettement différents, ce que les dessins de Cocteau ne suggèrent jamais.
Les dessins préparatoires étaient encore plus osés dans l’exhibition du sexe masculin (voir ceux publiés par Annie Guédras dans Ils : Dessins érotiques de Cocteau, Le Pré aux Clercs, Paris, 1998). La comparaison avec les versions finalement retenues suggère que Cocteau n’a pas été insensible malgré tout à une préoccupation de prudence. Les dessins ont d’ailleurs été insérés mécaniquement dans le livre, toutes les dix pages, pour permettre leur retrait avant brochage sans perte de texte, et certains exemplaires ont de fait été brochés sans les illustrations. Telles quelles néanmoins, celles-ci ont suffi à faire ouvrir un procès contre Genet en juillet 1954, pour attentat aux mœurs et pornographie.

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Si le roman, adressé « aux invertis », donne une place au personnage de la tante efféminée, ni le délicat Joachim, ni le lieutenant Seblon, « folle fille » affolée par Querelle et personnage de premier plan, n’intéressent Cocteau, qui accueille en revanche la femme dans cet univers érotique, en dessinant à deux reprises Mme Lysiane, une fois en train de faire l’amour, une autre au sortir de l’amour.

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Six dessins introduisent aussi des garçons aux silhouettes moins viriles, presque graciles parfois, sans accessoires signalant le marin. Toujours allongés, seuls en général (un dessin montre les jambes d’un partenaire), dans des poses alanguies, ils semblent sommeiller ou dormir. Un de ces dessins (un garçon dort, tout habillé) renvoie clairement aux Vingt-cinq dessins d’un dormeur et au souvenir de Jean Desbordes. Un autre amant de Cocteau apparaît aussi dans un de ces dessins, variante d’un dessin de Marcel Khill dans sa cabine exécuté par Cocteau pendant leur tour du monde en 1936.