En mars 1925, Cocteau accouche d’un poème qu’il considérera ensuite comme le noyau de son œuvre, L’Ange Heurtebise. « Garçon bestial », « d’une brutalité incroyable » et pourtant « ange gardien » aimé pour le meilleur et pour le pire, cet ange est allusivement assimilé à Raymond Radiguet mort en 1923. Cocteau raconte la naissance du poème dans Journal d’un inconnu (1953) : ce « bloc d’invisibilité » le malmène jusqu’à ce que, « à contrecœur » et pour s’en débarrasser, il l’expulse, sept jours durant, sous la forme du poème. « Je n’étais que son véhicule et il me traitait en véhicule. Il préparait sa sortie. »
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Dans la pièce de 1926, cet ange ne présente plus le même visage. Après avoir été celui qui heurte et qui brise, il devient « bise », un bon ange gardien qui va et vient entre invisible et visible, où il prend l’apparence d’un vitrier. Il veille, non sans maladresse et une certaine part d’impuissance, sur Eurydice, sur Orphée lui-même, sur leur bonheur domestique.
Quand Orphée meurt, tué par les Bacchantes, et qu’un commissaire soupçonne Heurtebise d’être le coupable, c’est au tour d’Orphée (mort mais vivant) de le protéger : « Je vais répondre à votre place. J’inventerai n’importe quoi. » Heurtebise s’éclipse et laisse la Tête d’Orphée lui inventer un nom : Jean Cocteau, né à Maisons-Laffitte et demeurant rue d’Anjou, 10 (scène XII). Déclaration amusante en 1926, plus troublante quand Cocteau, lors de la première reprise d’Orphée par la compagnie Pitoëff du 4 au 17 juin 1927, joue lui-même le rôle d’Heurtebise.
Heurtebise, c’est la nuit du poète, tout ce qui lui échappe, son inconscience aussi bien que le surnaturel qui l’entoure. Une version de la Muse, parfois terrible, ici bienveillante.
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Si dans la scène de l’interrogatoire, la Tête d’Orphée appelle Heurtebise Cocteau, il « invente n’importe quoi » au sens où Cocteau pourrait aussi bien s’appeler Orphée. La pièce marque en fait le début d’un long processus d’identification du poète avec la figure d’Orphée, qui s’affirme dans le film du même nom produit en 1950 : Heurtebise y a perdu sa qualité d’ange pour n’être plus qu’un jeune mort quelconque (joué par François Périer), chauffeur de la Princesse (Maria Casarès), tandis que l’aventure d’Orphée est celle d’un poète (joué par Jean Marais). Dernière étape avec Le Testament d’Orphée (1959) : Cocteau ne joue plus Heurtebise, comme dans la pièce de 1926, mais son propre rôle, sous le nom d’Orphée.