Search
Generic filters

Couverture de l’édition originale des Entretiens sur le musée de Dresde (Éditions du Cercle d’art, Paris, 1957).

Au printemps 1955, l’U.R.S.S. décide de restituer à la R.D.A. des toiles appartenant au musée de Dresde, emportées par l’armée soviétique au moment du bombardement de la ville en février 1945 par l’armée américaine. L’événement motive l’organisation d’une exposition des toiles, d’abord à Moscou (musée Pouchkine), puis à Berlin. Aragon, sollicité pour rédiger le catalogue de l’exposition dans l’esprit du réalisme socialiste tel qu’il l’a redéfini au XIIIe Congrès du P.C.F. en juin 1954, propose à Cocteau de faire des entretiens sur les tableaux exposés, à partir de photographies prises à Berlin par Roger Pic (photos en noir et blanc principalement) et de plaques visionnées avec une lanterne magique. Un premier jet est enregistré au magnétophone du 27 au 29 juin 1956. L’ouvrage qui en résulte paraît en février 1957 aux Éditions du Cercle d’art, tandis qu’une version abrégée de l’enregistrement est diffusée le 12 mai 1957 sur la Chaîne nationale (« Soirée de Paris : Visite au musée de Dresde », 44 minutes). Cocteau a demandé à Aragon d’évoquer, dans la « Précaution oratoire » qui sert de préface, l’histoire de leurs relations.
Cependant, entre le début et la fin de ce projet commun, un événement international désastreux pour la réputation de l’U.R.S.S. dans l’opinion publique occidentale a changé la donne : l’invasion de la Hongrie par les troupes soviétiques début novembre 1956, contre laquelle Cocteau, président d’honneur de la Ligue France-Hongrie, proteste par un grand article en première page de l’hebdomadaire Arts (14-20 novembre 1956). Aragon se retrouve donc en mauvaise posture. Le Passé défini permet de suivre la réalisation de ces entretiens et les réactions de Cocteau au changement de contexte politique.

*

« Jusqu’à vendredi [29 juin 1956], nous avons dialogué chaque jour, avec Aragon, devant le magnétophone. Cela donne peut-être une sorte de ligne générale, mais rien d’autre. À se réentendre, on se trouve en présence d’un étrange gâtisme, avec des voix dont je rirais si elles n’étaient pas les nôtres. Comme ce sont les nôtres, et je parle surtout de la mienne, c’est plutôt de pleurer dont elles donnent envie. Pendant les haltes où l’appareil rembobine, Aragon me lit des passages du considérable poème-mémoires auquel il travaille [Le Roman inachevé] […]. Ce poème est très, très beau. »
(Le Passé défini, 2 juillet 1956.)

*

« Après le déjeuner avec ces plumitifs infatigables [les Aragon], Elsa va écrire dans sa chambre et Louis commence la lecture de nos notes transcrites par sa secrétaire d’après le magnétophone. Il les lira d’un bout à l’autre sans tenir compte de mes plaintes d’avoir à reprendre la route ni des reproches d’Elsa que cette monstrueuse capacité de lecture épuise quotidiennement et qui voudrait, elle aussi, descendre à Cannes.
Enfin j’emporte le paquet de notes et je laisse le couple sur la Croisette. Les notes qui lues par Louis avec une certaine pompe prenaient une manière d’allure, la perdent dès que j’y regarde de près. Il faudra tout récrire ligne par ligne. Louis a une prodigieuse faculté de shakespeariser tout, selon le verbe inventé par Marx, verbe auquel il opposait le schillériser de l’Allemagne. »
(Le Passé défini, 2 juillet 1956.)

*

« Silence étrange des Aragon. Je me demande si ce n’est pas à cause du manifeste Seghers en hommage aux poètes hongrois. Je croyais Aragon d’accord, mais les Russes se restalinisent et peut-être Louis se mord-il les pouces d’avoir écrit un livre avec moi en pleine déstalinisation. Le livre tarde à paraître. Il y a longtemps qu’il devrait être paru.
(Le Passé défini, 30 janvier 1957.)

*

« J’ai oublié de prendre note de la parution de nos dialogues sur les toiles du musée de Dresde. Le livre est plein de fautes mais peu graves dans un texte publié par l’entremise du magnétophone. Effet remarquable des images noires et des mêmes images en couleurs mises côte à côte. Dans la voiture qui nous conduisait Faubourg Saint-Denis chez l’imprimeur afin d’y signer des exemplaires, nous avons brusquement ressenti l’étrange destin nouant ensemble deux noms qui semblaient ne plus jamais devoir se réunir. […] Cette couverture avec nos deux noms reliés par une petite étoile (analogue à celle de David dont j’accompagnais jadis ma signature) va déchaîner un cyclone de sottises que j’ignorerai toujours et qui rendra Elsa malade.
Ma foi, au point où j’en suis, je laisse les choses se faire toutes seules et sans doute serait-il même dangereux de réfléchir au lieu de se livrer pieds et poings liés aux préceptes incompréhensibles du qui perd gagne.
(Cette dernière note à cause des gens qui me disent : “Ce n’est pas de chance de collaborer maintenant avec Aragon.” – Réponse : “Je n’aime m’afficher qu’avec les gens en mauvaise posture.”) Aragon m’a raconté qu’on publiait contre lui des ordures incroyables. »
(Le Passé défini, 15 février 1957.)