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La fin du roman, dans l’édition illustrée du Club français du livre, 1950. Paul agonise, Agathe pleure, Élisabeth se suicide, à l’ombre de Dargelos.

À ses lecteurs, Cocteau propose de « l’ombre en pleine lumière », un spectacle d’ombres, que couronne la scène finale d’agonie, « sous un éclairage neigeux ». Élisabeth s’efforce d’hypnotiser son frère, de « diriger les ombres » de ses sentiments, de le haler « vers une ombre où elle l’observait en pleine lumière ». Les secrets de la chambre y sont montrés : le rôle dominant d’Élisabeth dans la perpétuation de leur intimité, sa « passion violente » ; le rôle hypnotique du jeu revécu entre eux chaque nuit « des années durant, « rite obscur de leur religion » ; la dimension sexuelle de leur relation, clairement décrite dans cette page comme une union physique dont le frère serait la « proie » consentante.
Combinant la simplicité d’un récit linéaire et le relief d’une scène de théâtre, ces pages mettent en pleine lumière les dessous amoureux de « l’instinct fraternel » unissant les deux « enfants ».

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La fin du roman raconte les derniers moments de Paul, le retour (en pensée) à « la chambre légère », le suicide de la sœur d’un coup de revolver. Paul, qui désespère d’être aimé d’Agathe, s’est empoisonné quelques heures plus tôt et agonise. Agathe et sa sœur l’ont rejoint. Élisabeth, qui avait intrigué pour empêcher qu’ils se déclarent l’un à l’autre, vient d’être démasquée. Ivre de tragique, puis de démence, elle se calme soudain quand Agathe la traite de folle, et se met à « jouer le jeu ». Une première partie décrit son drôle de travail d’hypnose, instinctif d’abord puis conscient et délibéré. La suite évoque, dans une lumière de mythe, la lente montée des deux enfants dans les ombres de leur intimité terrible.

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Le retour à la chambre par le jeu nécessite l’abandon sans frein à l’instinct. Élisabeth opère dans un état de demi-conscience, où l’intelligence n’a qu’une place auxiliaire.
En passant du conscient au machinal, les fautes de calcul mathématiques commises par la sœur deviennent les indicateurs de la bonne direction, celle du « morne », autrement dit de la chambre, seule île sur laquelle trouver refuge dans le désastre de la mort (dans Le Théâtre de Jean Cocteau, poème du recueil Opéra publié en 1927, un buste d’Athéna vissé à la place du gouvernail sur le bateau des Argonautes récite aussi des chiffres en fermant les yeux. « Pilote ! notez ces chiffres et faites le point », ordonne Jason).
De même, quand Élisabeth se met à concevoir et provoquer ce qu’elle faisait jusqu’alors sans le savoir, elle obéit à « l’instinct fraternel », qui annihile le jugement moral.
Ainsi, la sœur entraînant le frère, les deux enfants vont « au-delà du bien et du mal ». Ils négligent les plaintes d’Agathe, et même « l’intelligence du tribunal divin » (qui a puni « l’enfer des Atrides ») : seul compte le génie des dieux, qui a permis leur instinct fraternel et donc, en quelque sorte, leur amour.

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La gravité de la scène (suicidé qui agonise, pleurs, cris) est amorcée par un épisode saugrenu, comique, ridicule : les calculs « délirants » d’Élisabeth. Comme toujours, Cocteau mélange le drôle et le sérieux, pour ne pas tomber dans l’esprit de sérieux (le roman vibre de ce comique imprévu, saugrenu ou incongru, qui surgit en décalage par rapport au ton dominant d’un épisode, ou demeure sous-jacent). Mais ces « enfantillages d’une âme tragique et légère » ont un sens : ils déclenchent un souvenir de lecture important, qui met Élisabeth sur les bons rails.
Celle-ci essaie une première formule d’oracle, avec des chiffres liés à des dates, des numéros d’immeubles. Ils produisent « la clé du songe » : Paul et Virginie, histoire d’un amour innocent vécu en île de France entre un frère et une sœur de lait. Vient une deuxième « formule magique », avec des noms d’îles qui sont aussi, en réalité, à double sens : de l’île de France, ancienne appellation de l’actuelle île Maurice, capitale Port-Louis, le songe glisse à la région Île-de-France, et à l’île Saint-Louis, au cœur de Paris. Les réalités se superposent, les équivalences se dévoilent. Élisabeth, pythie loufoque mais véridique, délivre des oracles en langage chiffré dont le résultat est de remettre les deux personnages sur le chemin de leur chambre.