Livres / Essais et journaux

Journal d’un inconnu

Coupable ou non coupable ?

Jean Cocteau écrit Journal d’un inconnu à Santo Sospir, villa du Cap-Ferrat où l’accueille Francine Weisweiller depuis 1950 (photo). « Lutte entre le travail, les lettres à répondre, le soleil qui invite à quitter sa chambre » (Le Passé défini, 27 février 1952).

« De l’invisibilité », premier chapitre de l’essai, réfléchit notamment à la part de responsabilité de son auteur dans le bruit médiatique qui entoure son œuvre et construirait de lui un personnage visible sans rapport ni avec son œuvre ni avec sa personne. Si la poésie est une discipline de vie, une morale, un sacerdoce solitaire que l’on poursuit sans souci de plaire, les écarts de conduite qu’il commet par rapport à cette ligne de vie « désobligent nos ténèbres » et contribuent à la confusion. Dans le passage ci-dessous, Cocteau s’interroge sur son besoin de répondre aux innombrables lettres qu’il reçoit.

*

« La poste arrive. C’est un paquet de la ville. Cent enveloppes s’échappent, timbrées de tous les pays. Mon pessimisme n’a plus de bornes. Quoi ? Il va falloir lire toutes ces lettres et y répondre. Je n’ai jamais eu de secrétaire. J’écris moi-même et j’ouvre moi-même la porte du vestibule. On entre. N’est-ce pas un funeste goût de plaire qui me pousse ? N’est-ce pas la crainte qu’on s’éloigne ? Et la lutte commence entre l’angoisse de perdre mon temps et le remords des lettres qui demeurent en souffrance, au sens propre du terme.
Si je réponds, il y aura réponse à ma réponse. Si je cesse de répondre, reproches. Si j’évite de répondre, griefs. Ma certitude est que mon cœur l’emporte. Je me trompe. Car c’est une faiblesse qui l’emporte sur les vrais devoirs de mon cœur. Ne me dois-je pas à mes proches ? Ce temps leur est pris. Je le vole, en outre, aux forces dont je suis le domestique. Elles se vengent de ce que je m’ajoute des besognes en marge de mon engagement.
C’est une drôle de marmelade. Et je m’accuse de me mêler des affaires d’une force qui se veut occulte, de prononcer des paroles imprudentes, de me griser de monologues, de me livrer à d’interminables parlotes où je me perds.
Et je prends ma défense : Cette débauche de paroles n’est-elle pas la seule méthode pour m’exciter au vertige d’écrire, puisque je n’ai pas d’intelligence véritable ? Si je n’excite pas la machine, il m’arrive de végéter, de ne penser à rien. Ce vide m’épouvante et me jette dans les discours.
Ensuite de quoi je me couche. Au lieu de me sauver par la lecture, je me sauve dans le sommeil, dans les rêves que j’ai d’une complication extrême, d’une irréalité si réaliste qu’il m’arrive de les confondre avec le réel.
Tout cela contribue à rendre confuses les frontières de la responsabilité et de l’irresponsabilité, du visible et de l’invisible. »

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Ce chapitre propose en somme une variation sur le thème proustien du moi profond de l’artiste opposé à son moi social, mais en reconnaissant que les choses ne sont pas si simples.
Cocteau pense que la visibilité médiatique qui est la sienne, parce qu’elle est « construite de légendes ridicules », le protège des coups et critiques : « Lorsqu’on croit qu’on me blesse, on blesse une personne étrangère que je ne voudrais pas connaître […] » Mais il convient aussi que ce personnage public « joue un rôle dans l’intérêt qu’on [lui] porte au loin ». On retrouve là un écho de ses réflexions sur les pièges de la beauté décorative dans La Difficulté d’être, qui se sert de différents moyens de séduction pour rabattre les lecteurs vers une œuvre et permettre à des germes plus secrets de les toucher. La « conspiration du bruit » pourrait faire partie de ces moyens.
Dans Journal d’un inconnu, Cocteau se montre donc en définitive circonspect : « En fin de compte, mieux vaut renoncer à démêler ce brouillamini. Car la mise en marche du véhicule-personne et du véhicule-œuvre n’est pas simple […] ». « L’énigme du visible et de l’invisible garde son élégance d’énigme. »