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Petit dossier sur l’affaire Bacchus dans Théâtre de France, 2, octobre 1952 : quelques photos, un bref résumé de l’intrigue, trois critiques assassines et des caricatures des deux adversaires encadrant des extraits de leurs deux principaux articles polémiques.

« L’affaire Bacchus » constitue un sommet d’agressivité dans la relation entre les deux écrivains. L’initiative en revient à Mauriac, qui, présent à la générale de la pièce le 20 décembre 1951 au Théâtre Marigny, quitte la salle avant la fin. Dans une longue lettre ouverte publiée dans Le Figaro littéraire du 29 décembre (reprise dans La Paix des cimes, Bartillat, Paris, 1999), il accuse Cocteau d’avoir voulu ridiculiser dans sa pièce une Église catholique dont il a suffisamment connu et estimé quelques représentants de valeur au moment de sa conversion en 1925 (Jacques Maritain, le père Charles) pour savoir qu’elle porte aussi des fruits admirables : « […] tu as voulu que l’Église catholique s’incarnât dans un évêque bouffon, dans un cardinal politique, pire à mes yeux que le bouffon. Ta moquerie, à travers eux, atteint l’Église dans son âme. » Mauriac s’en prend aussi allègrement à l’auteur, dont il réduit le talent à un don d’imitation : Bacchus devient un nouveau tour de ce « numéro » de Cocteau auquel il assiste depuis « près d’un demi-siècle ». Le poète a commencé par imiter Rostand puis Anna de Noailles, avant de devenir le « satellite malin » de Diaghilev, Satie, Picasso, Gide ou Apollinaire : avec Bacchus, le voilà « dans l’éclairage de Sartre ».
Pour Cocteau, dont la réponse paraît le lendemain dans France-Soir, sous la forme d’une litanie d’accusations, Mauriac n’a rien compris à une pièce au contraire écrite « à la gloire de l’Église », puisque son vrai sujet est le suivant : « un cardinal d’âme haute devine l’âme haute d’un jeune hérétique et veut le sauver coûte que coûte, même après sa mort ». « Je t’accuse, ajoute-t-il en portant le fer sur le terrain de l’adversaire, « d’être un juge avec une tendresse secrète pour l’accusé. On est l’un ou les autres. Et je t’accuse de vouloir être l’un dans tes articles et les autres dans tes romans. »

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La polémique, à laquelle Cocteau souhaite très vite mettre un point final (article « Qu’on se taise une bonne fois pour toutes » dans Arts le 4 janvier), le préoccupe suffisamment pour qu’il réunisse les pièces du dossier dans Le Passé défini, écrive aussitôt sa bonne foi à Jacques Maritain (qui vit aux États-Unis depuis 1948), insiste à plusieurs reprises sur l’accueil très favorable de la pièce en Allemagne peu après. Il y revient encore dans un chapitre de Journal d’un inconnu (1953).

« Très cher Jacques,
J’ai si peur que les folies de Mauriac puissent jeter une ombre entre nous que je me hâte de vous écrire […] Je vous jure sur notre amitié que la pièce n’a rien à voir avec les griefs que Mauriac invente. Il pousse son étrange haine jusqu’à louer Le Profanateur de Thierry M.[aulnier] où les Croisés sont ignobles et noble l’hérétique. Le révérend père Carré n’arrive pas à comprendre ce que Mauriac a vu dans Bacchus. »
(Jean Cocteau, lettre à Jacques Maritain du 7 janvier 1952.)

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« François Mauriac aime fouiller les plaies de famille. C’est un rôle de romancier et de dramaturge que je ne conteste pas. Mais jamais je n’ai eu l’idée de le confondre avec ses personnages [pour Mauriac, le personnage principal de Bacchus, Hans, est le porte-parole de Cocteau] ni de verser à son compte les paroles qu’ils prononcent ou les actes qu’ils accomplissent.
C’est en bloc qu’une œuvre nous ressemble et qu’elle est en quelque sorte notre portrait. Les détails ne sont que les valeurs du tableau. L’œuvre de Mauriac est-elle son portrait ? Je me le demande. Je le connais de longue date et, sur bien des points, le portrait ne lui ressemble pas, je le déclare à son éloge. Lorsqu’on chahute Le Feu sur la terre, il pourrait se demander : “Est-ce moi qu’on siffle ou ma pièce ?” Phrase qui le disculpe et le condamne. Car nous devons faire corps avec nos entreprises. […]
Si j’ai répondu par la bande à Mauriac, c’est que j’ai trop d’armes de précision contre sa personne et que je répugne à m’en servir. »
(Jean Cocteau, « Qu’on se taise une bonne fois pour toutes », Arts, 4 janvier 1952.)

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« Le tireur fut François Mauriac, contre toute attente, car c’est un vieil ami. Nous fîmes ensemble nos premières armes et il m’eût semblé impensable qu’il tournât une de ses armes contre ma personne.
Un impérialisme dirigeait l’attaque : celui des Lettres. Il se masquait sous la morale, bien entendu.
L’imprudence du tireur était d’avoir publié peu avant (dans La Table ronde) un article où il justifiait la libre expression de l’artiste et son droit à tout dire. Seulement, il les justifiait à son usage.
On verra que le tireur était de la race qui épaule longuement, race dont je parle dans Le Secret professionnel. Il manque la pipe parce qu’il pense surtout à prendre une pose avantageuse et à ce que la patronne du tir le contemple.
[…] Le sucre de cette lettre ouverte me déplaisait davantage que son vinaigre. […] On m’y voit en insecte. On m’y voit en satellite. On m’y voit en costume d’Arlequin, porté par les anges. Mauriac n’est pas naïf, il sait fort bien que mon œuvre n’a rien à voir avec celle d’Apollinaire ou de Max Jacob (sauf le respect qui leur est dû) […] mais cela l’arrange de fausser les roues du véhicule pour qu’il verse. »
(Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, 1953.)