Livres / Essais et journaux

Le Passé défini

Années 1958-1959

Couverture et quatrième de couverture du volume VI

« Ils peuvent dire : “Je serai compris un jour.” Ils se trompent. Qui n’est pas compris ne le sera jamais. C’est le grand mystère des hautes solitudes, et pourquoi j’ai déclaré que la poésie était une religion sans espoir.
À vous qui lirez un jour ces lignes, jeunes gens de l’an 2000, comprenez que ce n’est pas mon orgueil qui vous parle mais ma détresse et que ce n’est pas moi que je plains mais le pauvre monde où je vis. Je ne pleure pas sur moi, mais sur vous. » (11 février.)

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« J’ai envoyé ce matin aux Lettres françaises un post-scriptum à mon article sur l’avant-garde de 1958, pour expliquer qu’il existe un style d’avant-garde qui n’a rien à voir avec le modernisme. Audace par rapport à l’époque. Cette audace devient classique. Le style d’“avant-garde” reste un style. […] L’avant-gardisme est un genre — un luxe spirituel qui se range aux côtés de la tragédie, du drame, du mimodrame, du ballet, de la farce. » (10 mars.)

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« Je suis terriblement viril et comme Nietzsche je supporte mal les vieilles filles. Surtout si ce sont des hommes. » (1er mai.)

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« Ce qui stupéfie les uns et fâche les autres c’est ma faculté de travail qu’ils mettent sur le compte du touchatouisme alors que c’est une lutte farouche contre le vide et l’angoisse d’être. Ce sont mes mains qui pensent. Elles veulent de la besogne coûte que coûte et ne sont heureuses que si je les laisse libres d’agir. » (1er juillet.)

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« On se trompe lorsqu’on met, à distance, tous nos œufs dans le même panier. Par exemple, jamais je n’avais rencontré Foujita lorsque je fréquentais Montparnasse. Il fréquentait une autre bande. La nôtre était celle de Picasso, de Braque, de Satie, d’Apollinaire, de Cendrars, de Reverdy, de Modigliani. Salmon, Carco (bien que Salmon affectât d’être chef du groupe avec Apollinaire qu’il appelait “Guillaume”, comme il appelait Picasso “Pablo”) étaient affiliés à la bande Utrillo, Pasquin, Segonzac. » (3 septembre.)

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« Phénomène Bardot. (Un bardot résulte de l’accouplement d’un cheval et d’une ânesse.) Émeute à Venise autour de cette petite personne qui ressemble fort à un vison, sauf qu’on la dit très bonne fille.
Lorsque j’étais gosse, on m’interdisait la lecture du Roi Pausole parce que les personnages du livre se promenaient à moitié nus. En 1958, à Menton, ville bourgeoise, chacun se promène tout nu. Or le succès de Brigitte Bardot vient de ce qu’elle se montre toute nue dans ses films. En Amérique, cette petite personne insignifiante symbolise la France. On voit son portrait aux moindres vitrines. Les commis de plage portent ses initiales B.B.
C’est la punition de notre époque d’avoir une Bardot comme héroïne. » (5 septembre.)

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« Reçu la pochette du discours de l’Académie royale de Belgique. On a reproduit mon portrait de Colette au milieu de mon écriture verte, jaune et bleue. Au dos, sous le dessin que j’avais fait de Morand en 1928, une notice sur moi signée de lui et toute pleine de son cœur. » (3 novembre.)

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« Je peux travailler à condition de ne jamais écouter la radio, de ne jamais regarder un journal ou un magazine. […] Les choses intéressantes n’intéressent personne. Partant de ce principe, j’estime que l’actualité, ce qui rempli les pages du magazine ou du journal ne m’intéresse pas et me dérange. […]
Voilà ce que j’aime le soir. Un bon livre policier ou d’espionnage et lutter un peu contre le sommeil. Tout à coup je me retrouve avec une phrase qui n’est pas écrite. Et la grande tentation du poème fleuve me saisit. Je lâche mon livre, empoigne le bloc, le stylo pointe… pour m’apercevoir que c’est une fausse alerte et que le seigneur qui donne les ordres est profondément endormi. » (4 février.)

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« L’avarice maladive de Poulenc. Ses tortures à l’idée de prendre un taxi, de payer une communication de téléphone, d’user une boîte d’allumettes. Cette avarice serait écœurante si elle ne relevait pas d’une psychose. […] De quelle source lointaine, étrangère à l’étalage de ses turpitudes, arrive cette eau fraîche et transparente, Les Biches. La discrétion avec laquelle la musique de La Voix humaine me sert au lieu de se servir de moi. C’est inexplicable. Et cet égoïsme, cette effrayante impolitesse, Francis ne se levant jamais pour empêcher une femme de rester debout, ne présentant Francine à personne. » (19 février 1959.)

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« Un crétin a voulu afficher dans la chapelle des exemplaires du numéro d’Arts où un autre crétin “découvre” que j’ai employé des photographies de [Lucien] Clergue. Est-il possible qu’à notre époque un critique ne sache pas que depuis Nadar tous les peintres se servent de la photographie ? Dali déclarait, hier : “Michel-Ange et Léonard n’ont rien fait d’autre. J’ai suivi leur exemple.” À Nîmes Clergue m’a demandé de répondre à ce con. Dieu m’en garde, mais j’ai publiquement remercié Clergue de m’avoir fourni quelques modèles. » (21 mai.)

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« Ce que j’ai détesté le plus de mon enfance : me lever tôt pour prendre l’omnibus qui nous conduisait au collège. J’attendais sa petite trompette avec horreur. Même jeu lorsque le film nous oblige à nous lever tôt. J’envie Marcel Jouhandeau qui se lève et travaille à quatre heures (il profite du sommeil d’Élise) et tant d’autres qui commencent avec le chant du coq. » (3 septembre.)

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« Imbécillité (pauvreté) de Gide croyant que j’avais menti [dans] Le Grand Écart, incapable de comprendre que ma passion pour Madeleine Carlier n’empêchait pas Albert Botten (le jockey phénomène de Maisons-Laffitte) d’avoir été mon premier amour. Dans la suite, Marcel Khill devait me consoler un peu d’avoir failli mourir pour Natalie Paley, et Jean Desbordes ne devait pas lui pardonner l’avortement qu’elle lui avoua par lettre à Saint-Mandrier, n’osant pas me l’avouer à moi-même. (J’écrivais le troisième acte de La Machine infernale.) » (21 novembre.)

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« Ce sentiment de plénitude qu’on éprouve lorsqu’on a fait totalement ce qu’on se proposait de faire, je ne l’ai ressenti que quatre ou cinq fois. Après Les Enfants terribles, après Thomas l’imposteur, après Les Parents terribles, après L’Ange Heurtebise, après La Crucifixion et presque après La Difficulté d’être.
Je l’éprouve après Le Testament d’Orphée (tout en constatant certaines faiblesses), mais dans l’ensemble il y a d’un bout à l’autre le courage de ne pas m’être laissé prendre aux pièges du contrôle de l’intelligence. C’est pourquoi cette œuvre qui ne devrait pas tenir tient debout. » (24 décembre.)