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Hommage de Jean Cocteau à François Mauriac dans La Revue du siècle, n° 4, juillet-août 1933, à l’occasion de son élection à l’Académie française.

Dans ses relations avec Mauriac, seule semble vraiment compter pour Cocteau leur amitié des années 1910-1911. Sans cesse rappelée, elle est pour lui la pierre de touche, l’événement fondateur à cause duquel les attaques publiques de Mauriac dans les années cinquante lui semblent en grande partie incompréhensibles. Son premier texte publié sur Mauriac fait la part belle à ces années de jeunesse. Il prend la forme d’une lettre insérée dans un numéro d’hommage au romancier à l’occasion de son élection à l’Académie française, le 1er juin 1933, lettre précédée d’une autre, adressée directement au nouvel académicien.

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Dès le lendemain de l’élection en effet, le 2 juin, Cocteau adresse à Mauriac une lettre de félicitations très affectueuse :
« Mon François,
Dans ma chambre des machines, la T.S.F. m’annonce ton succès sans ombres. Ne crois pas que mon genre de vie — commandé par la maladie et tout un “style organique” me fasse regarder cette apothéose d’un mauvais œil. N’oublions jamais le dîner à La Roche, où tu t’élançais vers la gloire avec les gestes charmants d’un jeune poulain. Je suis très près de toi ce soir, avec toi, dans une chambre qui, comme les lieux du rêve, combine La Roche, la rue Vaneau [domicile de Gide], la rue d’Anjou [domicile de Mme Cocteau] etc.
Je t’embrasse du fond du cœur. »
L’hommage public donne la même place centrale au dîner à La Roche, château de leur ami commun Lucien Daudet. Il évoque le premier recueil de poèmes (1909) et l’article de Barrès (L’Écho de Paris, 30 mars 1910) qui attire alors l’attention du Tout-Paris sur le tout jeune auteur… et celle de Cocteau, qui écrit aussitôt à Mauriac pour le rencontrer : « Parler est pour moi une espèce de joie […] et la conversation avec celui dont Barrès a dit ce qu’on en pense doit être charmante » (lettre sans date). Il complète aussi l’image du jeune poulain : Cocteau suggère que le succès de Mauriac a commencé quand il a pu lancer ses romans « comme le chocolat Poulain ». Ce qui n’est pas faux quand on sait que son premier roman à succès est Le Baiser au lépreux en 1922, entouré par l’éditeur Grasset d’une publicité complètement inhabituelle dans le domaine littéraire. Ce qui n’est pas non plus un reproche, quand on sait l’approbation de Cocteau au « système Cadum » de Radiguet, qui obtient du même éditeur l’année suivante une publicité plus monstrueuse encore pour le lancement du Diable au corps.

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L’hommage n’est pas cependant sans évoquer un profil inattendu de Mauriac, que sa réputation de romancier du mal dans les années vingt n’a sans doute pas suffi à faire imaginer, malgré la lettre ouverte que Gide lui a adressée en juin 1928 dans La Nouvelle Revue française. Elle mettait le romancier en contradiction avec sa religion : « En somme, ce que vous cherchez, c’est la permission d’écrire Destins ; la permission d’être chrétien sans avoir à brûler vos livres ; et c’est ce qui vous les fait écrire de telle sorte que, bien que chrétien, vous n’ayez pas à les désavouer. […] Vous n’êtes pas assez chrétien pour n’être plus littérateur. Votre grand art est de faire de vos lecteurs des complices. Vos romans sont moins propres à ramener au christianisme des pécheurs, qu’à rappeler aux chrétiens qu’il y a sur terre autre chose que le ciel. »
« Naïf, gai, pétulant, sournois, adorable Mauriac ! » écrit de son côté Cocteau en 1933. Sournois et adorable, pourquoi ? Les souvenirs de 1910 le suggèrent de loin : il fut un temps où ils étaient « des inséparables », d’une manière qui faisait peur au « groupe spiritualiste » animé par Robert Vallery-Radot, en effet très insistant auprès de Mauriac pour qu’il cesse de voir Cocteau. Après l’article de Jean Touzot dans les Nouveaux Cahiers François Mauriac en 1997 (« Mauriac devant Cocteau ou l’ordre poursuivant l’aventure ? »), la biographie de Mauriac par Jean-Luc Barré (Fayard, Paris, 2009), qui aborde sans détours la place de la tentation homosexuelle et des amitiés masculines dans la vie de l’écrivain, nous renseigne plus en détail.
Mauriac a visiblement été très amoureux de Cocteau, qu’il fréquente assidûment à partir du printemps 1910, et à qui il adresse en mars 1911 un brûlant poème amoureux on ne peut plus explicite, que son destinataire conservera. Mauriac en 1911, en même temps qu’il tente de faire aboutir des fiançailles avec une cousine de son ami Robert Vallery-Radot (elles sont rompues en juin, à l’initiative de la fiancée), ne compte pas seulement parmi ses intimes des homosexuels affichés comme Lucien Daudet ou cachés comme Robert Lafon ; il n’est pas loin de leur ressembler. Au cours de l’été 1911 cependant, décidé à opérer un profond changement de vie, il prend ses distances avec les milieux mondains et s’engage avec fougue dans le groupe spiritualiste dont il devient bientôt un des leaders. En octobre 1912, comme pour marquer l’éloignement, il fait paraître une recension acerbe du dernier recueil de poèmes de Cocteau, La Danse de Sophocle

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Mauriac recommencera cependant à voir de temps en temps Cocteau. En 1917, il dîne avec lui, puis assiste le 13 août, avec Marcel Proust, Paul Morand, Gaston Gallimard, à une lecture du Cap de Bonne-Espérance rue d’Anjou. Au début des années vingt, revenu à la vie parisienne, fréquentant salons littéraires et lieux à la mode, il retrouve de temps en temps Cocteau au bar Gaya puis, à partir de janvier 1922, au Bœuf sur le toit. En octobre 1923, une dernière soirée au Bœuf sur le toit le verra assis « à la table des dieux », à droite de Cocteau et en face du « sphinx Radiguet » (lettre de François Mauriac à Jacques-Émile Blanche, 31 octobre 1923).