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La Difficulté d’être

« Le style que j’aime »

Extrait du chapitre « Des mots ». « Les mots ne doivent pas couler : ils s’encastrent. » « La prose n’est pas une danse. Elle marche. »

Question d’André Fraigneau à Cocteau à la fin de leurs entretiens radiophoniques (Chaîne nationale, quatorze émissions du 26 mars au 14 mai 1951) : « Pourquoi avez-vous écrit La Difficulté d’être ? » Réponse : « L’impudeur, c’est notre héroïsme à nous ; laver son linge sale en public. Et puis là je pouvais travailler dans le style que j’aime : Montaigne, Stendhal, le Code Napoléon, le Hugo des Choses vues, et Balzac qui écrit si bien, ne vous en déplaise » (car Balzac « dit ce qu’il veut dire » : « C’est ça, le style »).
Le chapitre « Des mots » apparaît ainsi comme une explication du style adopté par Cocteau dans son essai, dans la continuité de ses réflexions sur la « belle phrase française » insérées dans Le Secret professionnel et D’un ordre considéré comme une anarchie, les deux textes clés du Rappel à l’ordre (1926).

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Pour Cocteau, la langue française ne coule pas, mais s’emboîte. « C’est d’une rocaille où l’air circule librement qu’ils tirent leur verve. Ils exigent le et qui les cimente, sans oublier les qui, que, quoi, dont. » L’air, c’est la légèreté du sens en suspens, tout l’inexpliqué présent dans l’ombre portée des mots, dans une phrase compacte et musclée.

Pour Cocteau, « la prose n’est pas une danse. Elle marche. » Ni danse, ni musique (l’écrivain tourne le dos à l’écriture artiste de ses débuts symbolistes), « elle répugne à certaines douceurs » : « C’est ce que Gide exprime à merveille en disant qu’elle est un piano sans pédales. On ne peut en noyer les accords. Elle fonctionne à sec. Sa musique s’adresse plus à l’âme qu’à l’oreille. »

Pour Cocteau, la phrase classique est belle par sa marche, non par sa parure. Un écrivain « classique moderne » est avant tout un écrivain de syntaxe et de rythme, non de lexique et d’ornement. Ainsi, le « pouvoir de charme » des mots dépend surtout de leur agencement, selon l’architecture propre à chaque écrivain, sachant qu’il « importe que la chaîne des mots nous ressemble pour être en mesure d’agir ».

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La phrase française qui sert de modèle à Cocteau est celle de la deuxième moitié du XVIIe siècle, telle que la caractérise Gustave Lanson en 1908 dans son excitant Art de la prose.

Lanson décrit deux grands styles de la phrase française classique, baptisés par lui « Louis XIII » et « Louis XIV », qui se frottent l’un à l’autre, se chevauchent, se marient et progressivement se succèdent dans un siècle « tout débordant de vie, de vie énergique, fougueuse, brutale, même encore grossière », qui va « se simplifiant, se polissant », mais garde jusqu’au bout un « fond vigoureux et un peu rude ».
Le premier se rencontre chez Descartes, chez le cardinal de Richelieu aussi bien que chez la marquise de Rambouillet : « [Ils] construisent la même phrase, lentement déroulée, solidement étayée, la phrase d’une pensée qui travaille à se mettre en ordre et prétend, avant tout, manifester son enchaînement. »
Mais le goût mondain pousse dans le sens d’une « phrase dégagée », raccourcie et « allégée de presque tous les relatifs ou termes de liaison logique », une phrase « de plus en plus sobre d’images et timide d’invention verbale » aussi. Elle y gagne une « merveilleuse netteté » : « La longue phrase “Louis XIII” s’est segmentée en trois ou quatre petites phrases claires et vives qui tombent les unes sur les autres, liées par la cohésion seule des idées. »
La première moitié du XVIIIe siècle marque l’épanouissement de cette tendance, jusqu’à Voltaire et Montesquieu : « Une phrase courte, sèche, nerveuse, hachée, sautillante, qui semble ne vouloir parler qu’à l’esprit, ne connaître l’homme que comme une intelligence qui fabrique et qui groupe les idées. »

On notera ici avec Proust que la langue dite classique ne doit son « immobilité apparente » qu’à des « contraires neutralisés » qui lui donnent en réalité « une vie vertigineuse et perpétuelle » (Proust, lettre à Mme Strauss du 6 novembre 1908). Il revient à chaque « classique moderne » des siècles suivants de se l’approprier et la « tordre à sa façon », comme faisait déjà Montaigne qui « ne cherche rien d’autre sinon de dire ce qu’il veut dire et y parvient mais en tordant la phrase à sa façon ».