Livres / Journalisme

Carte blanche

Le premier article de Carte blanche

Prises de position dans le premier article de Carte blanche (31 mars 1919). Jean Cocteau y affirme sa présence dans toutes les branches de l’art où souffle « l’esprit nouveau ».

Cocteau commence par un petit signe amical en direction de Pierre Reverdy, fondateur de la revue Nord-Sud (1917-1918), à propos du titre qu’il adopte : « J’emprunte Carte blanche à Reverdy », écrit-il, ce qui suggère une bonne entente entre eux, au moins suffisante pour que l’inventeur du titre n’y voie pas d’inconvénient. Or Reverdy considère à cette date Cocteau comme un pilleur d’idées et un suiveur et en fait la cible majeure de son essai Self defence paru à la fin de l’année. Initiative plus que maladroite donc : « Ces mots durent exaspérer Reverdy, qui voyait le titre qu’il avait trouvé circuler en dehors de son contrôle et qui admettait mal que Cocteau laissât entendre une complicité entre eux deux », commente Étienne-Alain Hubert dans la revue Europe, (n° 894, octobre 2003).
Pour Aragon, ce premier paragraphe « constituait, qu’on s’y reporte, une basse flatterie envers Reverdy, que j’aimais beaucoup et dont Cocteau parlait toujours pour se moquer, à la façon la plus grossière et la plus stupide. Reverdy est de caractère ombrageux. Il y avait dans les quatre lignes de Cocteau de quoi l’éloigner de Soupault, de Breton et de moi. J’écrivis un mot très rude et très méprisant à Cocteau ; c’était dans le ton : Maintenant que vous voilà devenu journaliste, et je le priai de ne plus jamais prononcer mon nom » (De Dada au surréalisme. Papiers inédits, Gallimard, 2000).
Dans l’édition des articles en volume, Cocteau recule et l’emprunt change de prêteur : « “Je vous donne carte blanche”, me disait le directeur de Paris-Midi. J’emprunte donc Carte blanche. »

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Le salut au premier inventeur du titre est aussi l’occasion d’envoyer une pique à Breton, Aragon, Soupault, qui ont perdu au change en délaissant le titre proposé par Reverdy (qui avait aussi suggéré Le Nouveau Monde) : « […] on pouvait attendre des jeunes gens qui dirigent Littérature un titre moins triste. »
L’allusion à Verlaine du titre doit échapper à beaucoup et encore plus la valeur de dérision que Breton affirmera dans ses Entretiens (1952) avoir voulu y mettre (« Si nous adoptons ce titre, c’est par antiphrase, et dans un esprit de dérision où Verlaine n’a plus aucune part »). La revue est en effet loin de « coupe[r] les ponts derrière et devant elle », puisqu’elle accueille au sommaire de son premier numéro, de maquette très classique, voire austère, des textes de Gide ou Paulhan, qu’on va bientôt retrouver à la direction de La Nouvelle Revue française (elle reparaît en juin 1919).
Le numéro 1 de Littérature devait publier aussi un texte de Cocteau, mais seul son nom subsiste au sommaire, suite à une manœuvre de dernière minute de Breton, en qui Cocteau va bientôt trouver, avec Soupault, son plus fidèle ennemi. Ce qui explique sans doute les atténuations successives du texte au fil de ses rééditions : « un titre moins triste » devient « un titre moins sec » en 1920. En 1926, à l’occasion de la reprise dans Le Rappel à l’ordre, Cocteau supprime carrément toute la longue phrase plutôt condescendante qui aboutissait à ce jugement persifleur.

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L’article continue en dépliant le catalogue des publications prestigieuses des Éditions de la Sirène, où Cocteau et Cendrars, qui y ont toute liberté pour publier des œuvres d’avant-garde, ont reçu une visite intéressée de Breton et d’Aragon en octobre précédent. Le passage sur Socrate, de Satie, est à lire dans l’éclairage du Coq et l’Arlequin, « Notes autour de la musique » imprimées en décembre 1918, mises en vente en janvier, commentées dans la presse à partir de février, où Satie opposé à Wagner, Stravinski et Debussy, « ces belles pieuvres », est loué pour sa « profonde originalité » qui est aussi « la plus grande audace à notre époque » : « être simple ». Cocteau vient aussi de remettre à Littérature un nouveau texte pour son numéro d’avril, des notes sur Socrate. Malheureusement le musicien, qui s’estimait mal traité dans Le Coq et l’Arlequin, s’opposera absolument à sa publication…

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Glissons sur la brève annonce de la reprise de Parade (Picasso, Satie, Cocteau) par les concerts Delgrange, mise en parallèle avec la première du Sacre du printemps de Stravinski, pour relever l’allusion à Apollinaire dans la première phrase de la note suivante : dans la phrase « L’esprit nouveau agite toutes les branches de l’art ». Personne n’ignorant à l’époque la fameuse conférence d’Apollinaire sur « L’esprit nouveau et les poètes » du 26 novembre 1917 (organisée par Breton), l’allusion est là pour rappeler que Cocteau aspire lui aussi à prendre la suite du poète mort en novembre précédent, dont beaucoup revendiquent l’héritage et sans doute aussi son rôle d’arbitre des lettres (« Il exerçait une juridiction des lettres et tenait à sa tribune », rappelle Cocteau dans La Difficulté d’être, 1947).