Livres / Journalisme

Carte blanche

Portrait de journalisme

Préface de Jean Cocteau à la réédition de Carte blanche chez Mermod à Lausanne (1953), avec une photographie de l’auteur.

Lié à l’actualité, éphémère, l’article de journal prend un sens nouveau quand il est repris en volume. La série Carte blanche l’est d’abord en 1920, dans la collection « Tracts » des Éditions de la Sirène, puis dans Le Rappel à l’ordre en 1926, première édition collective des œuvres critiques de Cocteau.
Une réédition séparée a lieu en 1953 chez Mermod à Lausanne, enrichie de dessins, aquarelles, photographies, témoignant de sa capacité à intéresser la postérité. La rapidité d’écriture, règle de fer de la presse quotidienne, semble avoir été un atout dans le cas de Cocteau, comme lui-même le suggère dans sa préface à la nouvelle édition : affirmant qu’il écrivait ces articles « comme un mauvais élève, à la dernière minute », il rapporte un éloge souvent entendu dans la bouche de journalistes, disant que « ce style a influencé celui de la presse moderne ». Il aurait aussi pu citer des écrivains comme Gide ou Paul Morand, qui tiennent Carte blanche pour une de ses grandes réussites.

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Le sous-titre ajouté à l’édition en volume, « Portrait de journalisme », suggère une distance par rapport à l’exercice. Cocteau laisse entendre sa pleine lucidité des obligations de style du média de masse. Dans le dernier article de Carte blanche, il confie notamment avoir parlé « un peu gros, un peu “livre d’images”, un peu A B C, un peu bébête, pour frapper le lecteur qui déjeune et regarde rapidement l’article, quitte à mettre le journal dans sa poche et à reprendre chez soi ce qui ne peut être parcouru. »
Sous cet angle, l’exercice relève de la critique littéraire : ce n’est pas seulement un portrait des manifestations de l’esprit nouveau dans l’art en 1919, c’est une illustration en acte du journalisme d’art tel que Cocteau l’imagine, par un écrivain prenant la place d’un journaliste qui aurait à mettre le public parisien « au courant des valeurs nouvelles ».

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Dans cette perspective, on peut insister sur la cohérence de la série, guidée par un objectif clair : « apporter un peu d’ordre dans le mouvement prodigieux des idées modernes » (7 juillet 1919). Loin d’être un recueil de chroniques disparates, Carte blanche est à la fois un inventaire et une mise en perspective des manifestations de l’esprit nouveau au sortir de la guerre.
L’esprit nouveau, ce n’est pas l’« esprit de destruction » de toutes les valeurs, qu’il dénonce dans le dadaïsme, avec lequel il a rompu en mai 1920. Ce n’est pas non plus le modernisme, l’admiration des beautés propres à l’époque : « Je ne suis pas de ceux qui adorent les machines. Le mot “moderne” me semble toujours naïf. On pense au nègre prosterné devant les machines » (4 août). Le neuf, c’est plutôt « le neuf couvé par les générations précédentes » (16 juin).

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La revue des « valeurs nouvelles » qui comptent en 1919 dans les arts et les lettres couvre ainsi un spectre très large, bien au-delà des productions des seules « avant-gardes » : Mallarmé, Apollinaire, Max Jacob, Reverdy, Blaise Cendrars ; les revues Littérature, Aujourd’hui, La Nouvelle Revue française, les Éditions de la Sirène, les concerts Delgrange, les expositions, concerts, lectures organisés rue Huyghens, salle Gaveau, ou la galerie l’Effort moderne ; Charlie Chaplin, Mistinguett, Marcel Herrand, Pierre Bertin, les Fratellini, Milord l’Arsouille, le bal Tabarin ; Picasso, Juan Gris, Derain, Matisse, Marie Laurencin, Irène Lagut ; Stravinski, Satie, Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Germaine Tailleferre…
Ce que l’article du 28 avril dit du cinéma peut ici s’appliquer aux autres domaines de l’art dont parle Cocteau dans Carte blanche (littérature, peinture, musique, music-hall, théâtre, cirque) : « Le cinéma, moyen neuf, servirait un art neuf, imposerait une convention nouvelle, l’art étant un jeu de conventions qui se transforment à mesure que les joueurs se fatiguent. »