« En enregistrant L’Ange Heurtebise à la radio pour l’émission de Lise Deharme où je passe côte à côte avec Breton, je songeais à ma brouille de dix-sept ans avec cet homme et à cette meute que j’avais à mes trousses. Je songeais qu’il est un des seuls à pouvoir comprendre l’importance historique de ce poème et que son dogme le lui interdit. Étrange histoire ! Breton découvrant la poésie et croyant qu’il en découvrait une. Aucun vrai poète du passé, du présent, de l’avenir, ne saurait être autre chose que surréaliste. C’est la force et la faiblesse du terme. […]
Je respecte davantage mes ennemis solides (Breton, Reverdy) que mes anciens ennemis devenus mes amis, non pas parce qu’ils reconnaissent leurs torts, mais parce qu’ils détestent le chef dont ils recevaient des ordres. » (4 janvier 1954.)
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« Suis en train de relire les lettres de Mme de Sévigné dans la nouvelle édition de la Pléiade. Comme cela est triste de voir vivre intensément et difficilement tant de créatures qui sont mortes comme nous le serons nous-mêmes. On imagine ce que seraient la mère et la fille avec l’usage du téléphone. Elles se le fussent accroché à la bouche et aux oreilles, portant casque à l’exemple d’Antoine Bibesco et de son frère qui vivaient sous ce casque d’écoute et cherchaient à surprendre les conversations.
J’ai encore connu madame de Chevigné qui parlait presque cette langue-là, où certaines tournures paysannes prennent une vivacité, un relief extraordinaire.
La marquise note plus vif que Saint-Simon — et même lorsqu’elle parle de choses que nous n’entendons plus, elle attache par sa plume. Il n’en reste pas moins vrai que cette masse de lettres accable un peu et qu’il y fallait les haltes, l’attente et les désordres de la poste. » (27 janvier.)
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« Je pensais hier soir à la destinée de Colette, première dame de France, vénérée à gauche et à droite, grand officier de la Légion d’honneur. Le scandale du Moulin-Rouge. L’époque des gifles, des coups de canne, des duels. Colette sur scène en pharaonne nue du style “petit faune” dans une crypte où la marquise de Morny sortait d’un sarcophage et dansait avec elle, en costume de Pharaon [1907]. À l’orchestre Willy, son chapeau gibus écrasé par les coups de canne du duc de Morny et de ses collègues du Jockey-Club. » (22 février.)
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« Relu Fantômas. J’y retrouve ce génie absurde que nous aimions tant avec Apollinaire et Max Jacob. (Admiration de Dostoïevski pour Eugène Sue.) » (8 mars.)
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« Le travail me défatigue en vertu d’un phénomène qui ressemble à la méthode des Indes. Dans le travail, je m’oublie, je m’annule, à force de devenir ce que je fais. Il en va de même pour l’admiration qui me fait devenir ce que j’aime. Mon corps se vide et se repose. Je suis en proie à une espèce de sommeil. La pensée s’agite en dehors de moi. Quand j’ai tatoué cette villa de Santo Sospir, je devenais mur et le mur parlait à ma place. Je vivais sur des échelles, des échafaudages, et je ne me fatiguais pas. » (20 avril.)
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« J’ai travaillé comme un fou à l’Œdipe [la toile Œdipe et ses Filles]. Les tragédiens grecs m’étaient toujours apparus comme des grenouilles qui coassent. J’ai essayé de pousser à l’extrême les objets que j’avais jadis confectionnés à Villefranche [pour l’exposition Poésie plastique, Paris, 1926] et qui n’étaient qu’une ébauche très vague de ce que je m’efforce de réussir. Ces poses tragiques et pathétiques des grenouilles de mon enfance, mortes dans les bassins. » (11 mai.)
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« Été saluer, gare de Lyon, la troupe Darcante qui va jouer La Machine infernale en Yougoslavie. Cette troupe part juste lorsque la troupe de Marais rentre d’Allemagne. (Froid d’hiver après la chaleur lourde de ces dernières semaines.) Dans huit jours La Machine se donne à la télévision avec une troisième troupe. (Une quatrième en comptant celle de la radio.) » (17 mai.)
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« Milly. Je n’ai pas pris de notes ces derniers jours car il fallait trouver la place du travail et de rendez-vous comme on cherche à caser des objets dans une valise. […]
J’ai donc enregistré les poèmes (L’Ange Heurtebise, La Crucifixion, le Discours du grand sommeil, etc., pour Pathé-Marconi. Plain-Chant d’un bout à l’autre pour le Musée de la Parole qui me demande en outre la lecture d’Orphée. Et avant le départ j’enregistrerai Reines de la France pour les disques Decca. » (6 juin.)
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« Le voilà donc cet anniversaire. Ce matin l’infirmière me l’a souhaité. Je n’y pensais plus. Dans ma famille et dans ma vie de désordres on ne songeait plus aux anniversaires. Comme le dit Preston Sturges, le fleuve du temps semblait immobile sous une tempête de ponts. De mon lit de malade je me regarde. J’ai passé tant de feux verts et de feux rouges en feignant de les prendre pour des feux verts. Cette fois le feu rouge m’oblige à faire halte. Et cette halte me rend le phénomène du temps plus sensible — immobile et vertigineux. » (5 juillet.)
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« Je pense très peu (le moins possible) et la pensée m’apporte toujours des tortures et des cauchemars. Mes œuvres ne résultent pas d’une pensée consciente mais de l’expulsion d’une pensée inconsciente et qui m’étouffe. Seulement mon état de non-pensée n’est plus assez pur, plus assez végétal ni animal pour me rendre heureux. Je veux dire pour ne pas me rendre malheureux. » (29 octobre.)
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« Et voilà. Je retrouve cette maison que j’aime [Milly], sans Annam que j’aimais, et qui me donnait une âme animale. Ce matin je découvre qu’on a ouvert au Palais-Royal le sac de cuir où je cache mes trésors du cœur. On a volé les lettres d’Apollinaire, de Picasso, de Colette. Par un miracle, Francine, à qui j’avais confié la fameuse lettre de Radiguet pour qu’elle me la tape, l’avait conservée à Santo Sospir. Elle me la sauve. Prêter son appartement ! Il est probable que pendant les heures du spectacle de La Machine [infernale], l’entourage néfaste fouillait et se servait sur place, en cravates, en chemises et en manuscrits. Je me suis couché à plat ventre par terre, de désespoir, comme ivre mort de fatigue. Ensuite je n’osais pas me raser, me regarder dans la glace. Lorsque j’y ai jeté un coup d’œil — j’avais cent ans. » (28 novembre.)