« Je viens de lire l’article de Sartre sur le congrès de la paix à Vienne (dans Les Lettres françaises). Cet article m’a profondément ému. La voix de Sartre est toujours plus directe, plus claire que celles des autres. On se demande si on a le droit de rester à l’écart, si les mensonges ignobles de la presse ne doivent pas nous obliger à vaincre notre dégoût des manifestations publiques, à nous mêler à ce que la presse maquille, puisque si elle le maquille, c’est qu’elle y voit une “vérité”. » (3 janvier.)
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« Œuvres complètes. Orengo y travaille [Éditions du Rocher]. Je suis stupéfait par le nombre d’œuvres accumulées dans ma vie. Comme je me posais un problème pour chacune et m’acharnais à le résoudre, n’abandonnant mes calculs que lorsque j’avais obtenu le total, je ne m’étais jamais avisé de l’ensemble. Le calcul de l’œuvre nouvelle me faisait oublier l’œuvre précédente. Arriverai-je, grâce au papier bible, au tour de force de réunir le tout en trois volumes ? (En éliminant une foule d’articles et de préfaces qui constitueraient à eux seuls une suite de livres.) On a cru que j’avais de la facilité. C’est justement mon manque de facilité qui m’hypnotise sur une tâche et me masque les autres. Sans m’en rendre compte, j’ai terriblement écrit. » (5 mars.)
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« Il serait curieux de faire une étude sur les Incroyables, les Merveilleuses, les zazous, les existentialistes et leurs ancêtres. En passant par l’alcibiadisme, le dandysme, etc. La prodigieuse coiffure à ailes collées des zazous mâles. Les zazous femelles pareilles à Thomas Diafoirus pour la coiffure et une petite croix bretonne attachée au cou. La barbe courte et le pantalon trop étroit de l’existentialiste mâle. Sa chemise à carreaux. Ses savates. La crasse savante de l’existentialiste femelle, ses cheveux qui pendent en longues mèches plates sur les épaules. La chemise noire. L’immense dédain de tout ce qui n’est pas de cette race. Le racisme des modes. L’exagération de nos modes jeunes chez les Anglais ou chez les Américains. La veste des zazous venait des nègres de Harlem. Le communisme à l’américaine de l’existentialiste. Les caves. Les clubs des caves. Les livres et les revues sous le bras. Accessoires. On ne lit jamais. Dans Orphée je leur avais fabriqué une riche pour les abeilles (place Stalingrad aux Lilas). Après le dernier jour de tournage ils restaient sur place. Ils avaient pris l’habitude de ma ruche artificielle. Le commencement d’Orphée est d’une exactitude scrupuleuse. Règne de Blin, acteur bègue, intellectuel anti-intellectuel, très charmant traîneur de savates. Dans Orphée il m’était impossible de confier le rôle du chef de bande à un autre. » (21 juin.)
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« Pour la culture d’un jeune homme, c’est simple. Il suffit de lire : La Princesse de Clèves, Le Rouge et le Noir, Splendeurs et Misères, L’Idiot. » (11 septembre.)
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« Une certaine perfection de la forme efface le relief. C’est l’imperfection d’Apollinaire qui le sauve, lui donne le relief. Malherbe nous étonne par un ou deux joyaux de perfection dans une grisaille. Ma difficulté consiste actuellement à obtenir une certaine perfection qui boîte. (Clair-Obscur.) » (29 septembre.)
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« Exemple de travail dans la matinée : ce matin. J’ai dû, outre les réponses à douze lettres, écrire un article sur Barrès, un article pour aider le livre de Maurice Raphaël [Feu et Flamme, Denoël, Paris, 1953], un article sur la danse et le Ballet russe, des notes supplémentaires pour la biographie de Bruckmann, etc., etc. À quel moment pourrais-je jouer aux cartes ? (Un jeu de cartes moderne me représente en Lucifer.) » (17 octobre.)
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« La plupart de ceux qu’on nomme “les grands écrivains français” sont les journalistes d’un journalisme supérieur. Malraux, Montherlant, Camus — même Sartre — sont des journalistes. » (18 décembre.)