« Plus j’avance en âge, plus je m’aperçois qu’on n’est pas lu. Notre célébrité n’est faite que de racontars. On peut dire à n’importe qui et n’importe où une chose qu’on a déjà écrite. Elle est neuve. Il n’est pas rare qu’on nous conseille de l’écrire. Même ceux qui nous lisent ne se souviennent plus de rien. » (27 juillet 1951.)
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« S’apercevra-t-on un jour de la stupidité monstrueuse du Journal de Gide ? Cet amas de mensonges et d’hypocrisies se cache sous un air de dire la vérité qui se limite au pittoresque. Pendant la brouille Gide-Ghéon, Ghéon me dit : “Il avoue les petits nègres. Il n’avoue pas les gendarmes.” En ce qui me concerne Gide m’a avoué en 1950 pourquoi il avait menti sur mon compte. Il voulait me tuer (sic). Il m’avait demandé de prendre Marc [Allégret] en charge et de lui montrer un peu Montparnasse, les cubistes, les Six, etc. Je voyais peu Marc, mais Marc lui faisait croire qu’il me voyait sans cesse. Ainsi rendait-il Gide fou et le montait-il contre ma personne sans que je m’en doutasse. » (25 août.)
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« Un homme est étouffé par son nom d’un côté, par son œuvre de l’autre. On dirait que le nom et l’œuvre deviennent complices et cherchent à supprimer l’homme pour se rejoindre et vivre à leur guise. L’homme les gêne. » (15 février 1952.)
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« Hier soir je racontais en masse à Francine et à Doudou des souvenirs de ma jeunesse chez les gens du monde. Je pourrais écrire un chapitre sur le tango analogue au chapitre sur le café de Michelet. Tout le monde était devenu fou. C’était en 1913. Soto et son cousin Manolo Martinez avaient apporté le tango d’Argentine, dans une boîte de gramophone. Ils habitaient un petit hôtel particulier à Montmorency. On y voyait de vieilles dames qui n’étaient jamais sorties de chez elles, des jeunes femmes du gratin révolté. Jeunes ou vieilles dansaient collées contre Soto et contre Martinez. La folie du tango est presque incroyable quand on y pense. Elle marquait la débâcle du faubourg Saint-Germain. Elle annonçait la guerre. Toute la ville dansait le tango dont les figures étaient alors très compliquées. De gros messieurs marchaient gravement en mesure, s’arrêtaient sur une jambe, levant l’autre comme un chien qui pisse, exposant le dessous de leurs escarpins vernis. Ils se plaquaient les cheveux à la gomme argentine. On ne s’occupait plus des âges. On tanguait. » (8 juin.)
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« Viens de relire dans le choix de poèmes du Club français du livre mon poème sur la Grèce [“Le Rythme grec”]. Si les gens savaient encore lire, il ferait la gloire de n’importe qui. Je me demande quelle langue je parle pour n’être jamais entendu ? (Sans doute la langue française oubliée de tous.) » (26 juin.)
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« Après relecture du premier volume Sodome et Gomorrhe, je viens de relire avec stupeur les cent cinquante premières pages du deuxième volume. Marcel était-il plus malade, était-il distrait par ses innombrables lettres, par ses innombrables “visites exceptionnelles”, par ses promenades nocturnes ? N’importe quel romancier y laisserait des plumes. C’est illisible. Et j’ai relu mot par mot. Un gâchis de phrases mal écrites, de parenthèses après lesquelles ces phrases restent en suspens, de comique vulgaire, de personnages oubliés et retrouvés à l’improviste. […]
Bref ces cent douze pages sont une mauvaise ébauche de ce qu’elles pouvaient être. Elles sont une large tache sur le reste et j’espère ne rien trouver d’analogue en relisant le tout. On ne rencontre jamais ce genre de faiblesse ni dans Balzac, ni dans Stendhal, ni dans Gobineau. C’est un désastre et donnant prise à une terrible révision en appel. » (12 juillet.)
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« Tout ce matin, j’ai retravaillé le poème pour Seghers [Le Chiffre Sept]. Je l’ai accidenté, cassé pour qu’il se présente toujours sous un angle blâmable. (Sans supprimer certains passages qui coulent et d’un lyrisme conventionnel.) Bref poème odieux de quelque côté qu’on l’observe et difficile à prendre en main. Le type de l’objet difficile à ramasser — méthode où l’invisible excelle à me pousser, à fortifier ses défenses.
Les poèmes en prose pour Parisot [Appogiatures] beaucoup plus simples avec un faux air baudelairien et Max Jacob, propres à faire dire que j’imite. La singularité de ces poèmes doit se cacher sous cette autre méthode de défense. » (16 août.)
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« Pluie. Je dois me mettre à la correction du livre [Journal d’un inconnu]. Mais j’éprouve une de ces chutes de courage qui viennent de l’atmosphère de refus dans laquelle je lutte depuis tant d’années et que j’arrive à oublier par le travail. Lorsqu’un travail est fait la place est libre pour une invasion du malaise. Un complexe d’infériorité tel que je me demande si tout ce monde qui me dénigre n’a pas raison et si je ne m’illusionne pas sur la valeur de mes entreprises. Cela me plonge dans une solitude qui m’effraye. » (30 août.)
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« La mort subite de mon père me fut d’abord un appareil de photographie qu’il devait réparer le lendemain et qu’il ne réparerait pas. Je ne pouvais admettre cette mort puisqu’il m’avait promis de réparer cet appareil. Il manquait à sa promesse. Et il n’y manquait jamais. C’est ce détail qui me rendait sa mort inadmissible. » (17 septembre.)
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« Trois heures, rue de Montpensier. La voiture de la radio arrive. J’enregistre pour Seghers et Le Chiffre Sept. Deux enregistrements différents. Autre enregistrement Brasseur.
À quatre heures chez Grasset. J’ai remis le Journal d’un inconnu. […]
À six heures, j’enregistre rue François-Ier, avec Palmer [Jack Palmer White], pour Charles Chaplin. À sept heures et demie, Jeannot et Georges [Reich] rue de Montpensier. Dînons chez Véfour où je rencontre Lazareff, Bernheim, et Braudel. Trop parlé. Bœuf sur la langue — devrait être le plat de résistance d’un restaurant où l’on rencontre des journalistes. […]
Ce matin quelques rendez-vous. Déjeuner avec Alec [Weisweiller] et départ pour Orly vers trois heures. Serons ce soir à Santo Sospir. » (28 octobre.)
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« Cette année, offensive de poésie, Le Chiffre Sept. Réédition d’Opéra – Appogiatures. Laisser dormir le reste. Le Journal d’un inconnu doit être le centre du mécanisme. Succès ou insuccès, peu importe. Ligne de travail. La suivre. » (13 novembre.)
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« À force de vider de vieilles malles, de relire de vieux textes, de retrouver de vieux dessins, je m’aperçois que ma véritable vie d’artiste a commencé très tard et que les attaques d’un milieu où je devinais une vérité (la vérité) eurent bien des excuses. Au lieu de faire mes classes jusqu’à vingt ans, j’ai commencé de les faire à vingt ans, avec un mauvais bagage qu’on voyait sur mes épaules. Très longue a été la période où j’essayais de rattraper le temps perdu. Même au moment de Parade et du séjour à Rome avec Picasso (en 1917) mon écriture interne et externe était encore blâmable. C’est avec Le Secret professionnel et Thomas l’imposteur que je débute. Le Grand Écart appartient à une zone confuse entre ce qui m’embrouillait et ce qui allait me permettre de tenir le bout du fil. Toutes les œuvres qui précèdent ma rencontre avec Radiguet me donnent l’impression des efforts maladroits de ceux qui veulent démêler un emmêlement à pleines mains et sans méthode (sans patience). Orphée – l’Essai de critique indirecte – La Difficulté d’être (sans oublier La Machine infernale) sont des ouvrages où j’ai eu le fil en main, mais je voudrais le tendre davantage. » (26 décembre.)