« Un jour, Jacqueline me dit : “Ton disque de L’Ange Heurtebise (la poésie) tournait dans ma chambre, si net que Picasso a cru que c’était toi. Il entre, écoute jusqu’à la fin et dit : « Au fond, Jean c’est le seul. »” Ce sont ces éloges secrets qui me rassurent. » (26 mars 1962.)
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« Je pense avec angoisse aux dernières strophes du Requiem, à cet abandon des muses et du musagète, à ce fluide qui me quitte et s’écoule par mes doigts. Si c’était définitif ? Il me fallait rôder d’une chambre à l’autre, fumer en cachette, me lever, m’asseoir, nager dans un aquarium de mélasse.
Il m’est souvent arrivé d’être dans cet état, mais il précédait la création. Il ressemblait aux malaises d’une femme enceinte. Hier, j’ai cru qu’il me serait possible de remettre la machine en marche, à la manivelle. J’ai commencé à écrire les textes du Fils de l’air. Au bout de cinq minutes, je me suis rendu compte que c’était impossible, que j’étais seul, abandonné par l’autre. Seul. J’enviais ceux qui peuvent s’asseoir à leur table et, de telle heure à telle heure, écrire ce qu’ils ont décidé d’écrire. Malheureusement, leurs méthodes rassurantes me sont interdites. Sans l’autre, je ne peux rien. » (27 mai.)
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« Il m’amuse de lire dans des revues ou des livres des lettres que j’écrivis à Radiguet ou les siennes, car toutes nos lettres furent écrites avec une grille et possèdent une autre signification. Cela venait de la fameuse époque héroïque où les lettres risquaient de tomber entre les mains des surréalistes. Notre grille était une feuille à petites fenêtres. La lettre véritable était écrite dans ces ouvertures et le reste se bourrait de n’importe quoi. J’ai, du reste, perdu cette grille et nombre de lettres me demeurent incompréhensibles. » (6 septembre.)
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« Ma promenade du matin me précipite, sans âge, en 1913, à Leysin où j’achevais Le Potomak auprès de Stravinski, lequel soignait sa femme et commençait Le Sacre. Je retrouve, quand je marche, ce bruit de cheval qui mâche du sucre, le désordre virginal des montagnes, les sapins piqués droit sur les pentes, la nappe mise partout. Et, au loin, ces vifs clairons militaires qui démoralisaient Goethe.
Les voitures recouvertes d’une housse de neige comme la maison de Nietzsche à Sils-Maria. Et ce dangereux soleil qui se consume et se prépare à se croûter autour du feu central, à devenir terre, et notre petite lune malade qui tourne à toute vitesse sans que les hommes s’en aperçoivent, cette petite boule où rien n’est à l’envers ni à l’endroit. Et si peu de temps à vivre. » (12 février 1963.)
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« Ma vie complètement renversée. Le thème doit être inévitable. Après douze ans de Santo Sospir dont Francine avait décidé que c’était ma maison, elle nous en ferme les portes. Douze ans de cœurs mêlés deviennent une voiture de déménagement vers un Fréjus où ne m’attendait qu’un pied-à-terre. Vide au Cap (étrange pour le seul citoyen d’honneur de Saint-Jean), vide à Paris où l’atelier de la place des États-Unis était mon refuge, vide par les domestiques qui m’abandonnent. Les dés dans l’ombre d’un cornet secoué par la plus terrible, la plus énigmatique des mains. » (17 août.)
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« Pour avoir acheté cette maison à Milly, accumulé tout ce qui s’y trouve, il ne fallait pas que m’habite l’idée d’une fin. C’est cette idée de fin qui actuellement m’empêche de ranger le désordre sorti des caisses de la petite annexe. C’est cette idée de fin qui me fait renoncer à prendre ces notes. » (16 septembre.)