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Thomas l’imposteur « se déplace en accélérant sa vitesse. On dirait, au ralenti, le trajet entre une fenêtre du cinquième étage et le trottoir » (Cocteau, « Autour de Thomas l’imposteur », 1923). Dessins de l’édition de 1927 : la fin au ralenti. Thomas se sauve, une balle l’atteint, il meurt.

Que signifie le sous-titre « Histoire » donné à Thomas l’imposteur ? Cocteau y attache de l’importance, et s’en explique notamment dans « Autour de Thomas l’imposteur », sorte d’article-préface publié dans Les Nouvelles littéraires du 27 octobre 1923, au moment où le livre est publié. L’explication se fait au fil d’un parallèle avec Le Grand Écart : « Thomas l’imposteur est une histoire, comme Le Grand Écart est un roman. Le titre renseigne sur les genres, non le métrage. La Chartreuse de Parme, deux gros volumes, est une nouvelle. »
Thomas l’imposteur aussi est une nouvelle : « J’écri[s] jour et nuit un livre que j’intitule Nouvelle bien qu’il soit plus long que mon roman. Titre Thomas l’Imposteur » (Cocteau, lettre à sa mère du 24 octobre 1922). Or la référence à Stendhal indique clairement que le critère de longueur habituellement pris en compte n’y est pour rien. Si le sous-titre définitif a pour lui de plus étroitement superposer l’aventure individuelle de Thomas et celle de la guerre, petite histoire et grande Histoire, il a aussi un emploi littéraire, dans un sens à peu près équivalent à celui de « nouvelle » : récit d’une action simple en suivant le fil des événements. Dans un entretien avec Frédéric Lefèvre paru au même moment, Cocteau précise le rythme que doit avoir selon lui un tel récit : « Il s’agit pour ce genre de partir sans hésitation, et de garder le même pas d’un bout à l’autre. » On en trouve déjà l’idée dans une lettre à sa mère du 27 octobre 1922, envoyée au moment où il termine le livre : « J’ai voulu faire un livre qui soit une “histoire” et de l’“histoire” qui aille d’un bout à l’autre sans secousses. Un livre FATAL. » Dans « Autour de Thomas l’imposteur », il écrit que sa nouvelle « imite le style cursif ».
Dès lors ce qui prime, ce ne sont pas, comme dans Le Grand Écart, les « scènes à faire », « dessinées » l’une après l’autre comme des planches d’un album, mais la continuité et la fluidité du mouvement d’ensemble, le courant, l’en-avant d’un élan qui aboutit irrésistiblement à une fin, « sans secousses » et dans la direction « fatale » prise par l’histoire.

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Cette exigence de mouvement uniforme explique l’allure adoptée dans Thomas l’imposteur (et plus tard dans Les Enfants terribles, sous-titré « roman » pour une raison commerciale) : pas de temps morts, peu de discours rapportés, des descriptions ramassées, etc. Cocteau ne néglige aucune des composantes d’une histoire linéaire (portraits de personnages, descriptions, dialogues, compagnie du narrateur et même aperçus psychologiques…), mais il soumet l’ensemble, autant que possible (car il y a des exceptions…), à un habile ajustement de volumes. Les considérations générales, les éclairages psychologiques, les jugements du narrateur sur ses personnages, ne dépassent pas la dizaine de lignes. Les dialogues des personnages ne survivent au style direct que pour quelques répliques. Les sommaires et les scènes s’engrènent avec une régularité précise. Les descriptions de personnages, de scènes, ne s’éternisent pas.

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Dans cette perspective, un aspect du parallèle établi entre Thomas l’imposteur et Le Grand Écart dans l’article de 1923 mérite d’être relevé : le rapport entre le style des deux œuvres et le style de conversation de Cocteau, que l’on sait particulièrement brillant.
La question porte notamment sur l’emploi des images : « Je connais des personnes qui me blâment de perdre beaucoup de matière en conversation et de me refuser en écrivant un coloriage auquel je m’abandonne quand je parle. D’abord la conversation est un exercice : je bats les cartes. Ensuite, elle est à l’œuvre ce que l’argent de poche est à la fortune. Dans Thomas, j’ai tenté de placer de l’argent de poche, de lui rendre poids, sérieux et chance de grossir, alors que dans Le Grand Écart, je convertissais du capital en argent de poche»
Qu’est-ce qui passe de la conversation imagée de Cocteau dans les deux œuvres, c’est-à-dire aussi dans son emploi des deux genres ? Dans Le Grand Écart, il s’agit de convertir le capital de l’œuvre en argent de poche : il s’agit de donner à l’écriture l’apparence de sa conversation, ses traits d’esprit, ses fusées, sa vivacité coloriée ; de faire des images « l’étoffe même et non des couleurs ajoutées dessus ». Dans Thomas l’imposteur au contraire, où l’écrivain recherche « une vivacité blanche toute différente des épices », il s’agit de « placer de l’argent de poche », c’est-à-dire d’utiliser à bon escient ce génie de l’image imprévue, au sein d’un récit qui se donne d’autres atouts. Cocteau ne supprime pas toutes ses fusées : il les dose, de manière à garder le charme incisif et frappant d’un aperçu, d’un raccourci, d’une formulation.
Benjamin Crémieux parle ainsi, à propos de Thomas l’imposteur, d’un « style rapide, sec, coupé de brèves images ou de maximes bien frappées » (Les Nouvelles littéraires, 10 novembre 1923). Paul Souday trouve encore « beaucoup de fantaisie, d’ironie, d’images scintillantes et de feux follets » (Le Temps, 22 novembre 1923). Mais pour faire marcher le lecteur au pas de l’histoire, la phosphorescence continue n’est pas indiquée.