Le Regard de la mémoire et les Carnets (1946-1984) de Jean Hugo, Le Passé défini de Cocteau, sont des documents essentiels pour cerner leur amitié. Toutes les précisions données par les deux artistes, si fragmentaires qu’elles soient parfois, aident à mieux connaître le milieu artistique, intellectuel et mondain des années vingt au sein duquel Cocteau tient une place de choix. Jean et Valentine Hugo participent à cette vie festive, créative et tourbillonnante du temps des Années folles, entre les bals, les soirées au Bœuf sur le Toit ou au bar Gaya, les réceptions fréquentes, les vernissages, les spectacles de ballet ou de théâtre, les concerts, les participations multiples des uns et des autres à la vie parisienne avec ses coteries, ses brouilles et ses réconciliations. On assiste aux premières des Ballets russes et des Ballets suédois, aux créations des œuvres du groupe des Six, on va au cinéma, on danse beaucoup, on boit, on goûte à la drogue. On se retrouve au bord de la Méditerranée ou au Piquey, sur le bassin d’Arcachon. Des intrigues amoureuses et sensuelles se nouent et se défont. Mais le plus important demeure l’œuvre à réaliser.
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Cependant, pour qualifier cette amitié, amitié profonde et vraie sans aucun doute entre 1917 et le milieu des années trente, intense par les créations communes, mais distendue ensuite par des choix de vie devenus incompatibles, on ne peut se fier seulement à la correspondance croisée, aux livres de souvenirs écrits par Jean Hugo ou au journal de Cocteau. La publication intégrale des agendas et carnets de Jean Hugo, notamment, d’autres correspondances et témoignages aussi, apporterait certainement des éclairages nouveaux. Même si les deux Jean avaient une largeur d’esprit et pratiquaient une tolérance indéniables, fondées sur des principes de respect de l’autre et des convictions clairement affichées, la vie trépidante de Cocteau ne pouvait s’accommoder de la discrétion et de la vie à l’écart du monde de plus en plus observées par Jean Hugo, sous ses aspects religieux et moraux lisibles en creux dans ses agendas et carnets, et notés parfois avec une fermeté certaine.
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Document important, souvent cité dans les travaux de recherche et dans les publications autour de l’amitié Cocteau-Hugo, Le Regard de la mémoire n’est pas en réalité un document brut. C’est un texte travaillé, élaboré à partir de carnets dont le peintre signale l’existence à Cocteau en 1954 : « Lettre de Jean Hugo qui me dit avoir des agendas où il a noté chaque jour notre travail depuis 1920. J’aurai ainsi en ordre toutes ces dates confuses pour le livre de Ciccione » (Le Passé défini, 16 mars 1954). Dans ce livre, tout est vrai, rien n’est transformé, mais le travail et le regard de la mémoire traduisent l’attitude de pudeur constamment observée par Hugo quand il a permis la publication de ses notes (voir aussi le relevé établi par le peintre à partir de ses agendas pour un biographe de Cocteau, Francis Steegmuller). Une pudeur qui d’une part le retient de se mettre en scène et de livrer au public ses états d’âme ou certains détails qu’il juge trop intimes, et d’autre part l’incite à s’effacer derrière ses amis.
Sous cet angle, les Carnets (1946-1984), choix de notes fait par Lauretta Hugo dans les carnets de son mari, apportent un éclairage plus intime et plus immédiat.