La comtesse de Noailles (1876-1933) a suscité à son époque une admiration universelle, de Rilke à Maeterlinck, d’Apollinaire à Valéry, de Gide à Mauriac, de Proust à Cocteau, pour des recueils de poèmes comme Le Cœur innombrable (1901), Les Éblouissements (1907), Les Vivants et les Morts (1913). Prix de l’Académie française en 1921, élue à l’Académie royale de Belgique en 1922, première femme à recevoir la Légion d’honneur en 1931, elle est célèbre bien au-delà du cercle des salons parisiens dans les dix dernières années de sa vie.
Son influence est nette sur les premiers livres de poésie de Cocteau, qui fait sa connaissance en 1911, par l’intermédiaire de la comédienne Mme Simone. S’efforçant de jouer dans les années vingt un rôle de leader au service d’un classicisme moderne (un peu en marge de la puissante machine de la N.R.F.), le poète assume alors ses attaches simultanément mondaines et avant-gardistes. La réalité de la poésie est pour lui affaire d’« électricité », non de « forme des lampes » : sous cet angle, elle est admirable aussi bien chez Anna de Noailles que chez Tristan Tzara, écrit-il dans Le Secret professionnel (1922).
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Dans Portraits-Souvenir, Cocteau se souvient surtout de la grande parleuse que fut la comtesse, douée d’une « extraordinaire drôlerie descriptive », sans cacher la « sorte de folie de la langue, de vertige verbal » qui pouvait la saisir dans sa volonté de vouloir à tout prix garder les guides de la conversation. Le passage ci-dessous évoque un « soir de réussite profonde » : de cercle en cercle, le « rossignol » (terme désignant familièrement un poète lyrique) se révèle poète orphique enchantant « les arbres, les plantes, les étoiles ».
« Avant la période du chant, le rossignol s’exerce. Il coasse et croasse, et beugle, et grince, et ceux qui ne connaissent pas ses méthodes s’étonnent au pied de l’arbre nocturne. Ainsi préludait la comtesse. Elle reniflait, éternuait, éclatait de rire, soupirait à fendre l’âme, laissait tomber chapelets turcs et écharpes. Puis elle gonfla sa gorge, puis les lèvres se frisant et se défrisant à toute vitesse, elle débuta. Que disait-elle ? Je ne sais plus. Je sais qu’elle parlait, parlait, parlait, et que la grande salle s’emplissait d’une foule, et que les jeunes s’asseyaient par terre et les vieux occupaient des fauteuils à la ronde. […] Je sais que, par les fenêtres de juin, comme la valse d’un film de Lubitsch ou comme dans ce film où Liszt jouait, les paroles de la comtesse enchantaient les arbres, les plantes, les étoiles – que ses paroles pénétraient les immeubles voisins, suspendaient les disputes, ornaient les sommeils, et que tout cela, de l’étoile à l’arbre et de l’arbre aux chauffeurs des limousines qui attendaient, murmurait : “La comtesse parle… la comtesse parle… la comtesse parle…” »